Éditorial
Parti d’une simple jacquerie contre l’augmentation du prix de l’essence au 1er janvier 2019, le mouvement des Gilets jaunes a mis le pays dans une situation quasi insurrectionnelle. À l’heure où nous écrivons ces lignes, impossible de savoir quelle sera la situation en ce mois de décembre. Il n’en demeure pas moins que ce mouvement a de quoi interpeller.
Le samedi 17 novembre, lors de la première journée de mobilisation, le prix à la pompe n’était pas, et de loin, le seul motif de colère. À Albi, sur le rond-point de la Jardinerie tarnaise, les revendications sur les salaires, les APL, les taxes et sur le système politique et économique animent les discussions. « On en marre d’aller travailler pour aller travailler, marre d’être esclaves d’un système » s’énerve un ouvrier, la quarantaine. Son collègue trouve les fins de mois de plus en plus difficiles : « J’embauche tous les matins à 5 heures, je gagne 1500 euros, j’ai trois gosses, ma femme ne travaille pas. Alors quand le grand me demande d’acheter des nouvelles chaussures car les siennes sont trouées, eh bien je peux pas. En plus, ce con, il chausse du 47, dit-il en se marrant. Ça fait chier quand même de pas pouvoir acheter des godasses à son môme. » Ce jour, l’ambiance est chaleureuse, comme celle d’un piquet de grève au premier jour de lutte, loin des caricatures poujadistes. Pour une fois, une manifestation dans le Tarn ne s’est pas soldée par le tour du vieil Albi déclaré en préfecture. Rocade bouclée, Albi paralysée. Les Gilets jaunes ont eu la bonne idée de s’en prendre à l’appareil logistique. Exactement ce que préconise le Comité invisible dans L'Insurrection qui vient.
Comme cet agriculteur à la retraite, un peu timide et impressionné, beaucoup n’ont jamais manifesté. Ils sont souvent des salariés du privé, des retraités ou des petits artisans. Tous sont là pour retrouver un peu de dignité dans l’auto-organisation, loin des partis politiques et des centrales syndicales.
Samedi 24, Préfecture d’Albi. Démonstration de force. Les Gilets jaunes sont venus en camion, en tracteur, en moto et même en pelle mécanique. Devant la Préfecture, la tension est palpable. Les manifestants, gazés lors d’une première charge, reviennent alors avec une pompe à lisier. Les 25 gardes mobiles, massés devant l’entrée de la Préfecture, comprenant que le rapport de force n’est pas en leur faveur, déposent casques et boucliers sous les applaudissements des manants. Jubilation.
Mardi 27 novembre. Depuis dix jours, le rond-point de l’Hermet (Lescure d’Albigeois) est occupé par près de 150 Gilets jaunes. Certains partent, d’autres arrivent. Des cabanes en palettes sont dressées sur ce qui auparavant n’était qu’un non-lieu : l’intérieur d’un rond-point. Un petit hameau avec son épicerie qui sert de réserve de bouffe, un coin cuisine, des tentes. Plusieurs feus sont allumés. Une potence est dressée sur le sommet du talus. Au son des klaxons des poids lourds et des bagnoles, les discussions vont bon train. Les déclarations de Macron, le matin même, n’ont surpris personne. La colère est là, le mot révolution n’est jamais très loin.
Bien entendu, la lutte des Gilets jaunes est loin d’être idyllique. Sur le territoire, certains actes, comme celui de la dénonciation des migrants cachés dans un poids-lourd, sont absurdes et inacceptables. Cependant, on ne peut réduire ce mouvement à certains Gilets jaunes d’extrême-droite. Et les caricaturer en pensant que ce ne sont que des gros-beaufs-anti-écolo-fachos-qui-ne-pensent-qu’à-leur-bagnole n’a pas de sens. Depuis les électeurs de Le Pen, de Mélenchon, des syndiqués ou non, des libertaires discrets, jusqu'à ceux qui n’en ont en rien à foutre de l’idéologie politique, le mouvement jaune fluo est protéiforme, aux revendications multiples et aux moyens d’action hors normes. S’essoufflera-t-il ? Sera-t-il récupéré ou étouffé ? Se divisera-t-il ? Aujourd’hui, en cette fin novembre, impossible de le dire. Néanmoins, les Gilets jaunes ont déjà réussi une révolte jamais vue en France, au moins depuis l’offensive néolibérale des années 80.