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Le culturisme à l’albigeoise

Boris Vézinet

Photo de Dandy Manchot
Photo de Dandy Manchot

Avec le musée Toulouse-Lautrec, le grand théâtre, la Scène nationale et un des plus grands festivals du sud de la France, la ville d’Albi se positionne comme un acteur culturel important au niveau du département et plus largement à l’échelle régionale. Cette situation, fruit d’une histoire, recouvre néanmoins des réalités particulières et une certaine conception de la politique culturelle. Saxifrage a rencontré la géographe Mariette Sibertin-Blanc qui, avec sa collègue Stéphanie Lima, a publié un article sur la configuration culturelle territoriale albigeoise1. Une rencontre où les questions liées à la culture dépassent largement le territoire albigeois.

Dans votre article sur la ville d’Albi, vous proposez une analyse s’appuyant sur le concept de configuration culturelle territoriale. Qu’entendez-vous par là ?

Au départ, nous avions le projet, avec quelques collègues, de faire un bouquin sur la culture à Albi. C’était un peu plus d’un an après l’obtention du label UNESCO. C’était aussi le moment où émergeait le projet des Cordeliers. L’hypothèse était la suivante : ce label vient-il bousculer la façon dont la ville aborde la question culturelle ? On a eu la chance de faire des entretiens avec toute une série de personnes qui aujourd’hui sont en train de partir à la retraite et qui ont pu faire écho avec ce qui se passe dans d’autres villes. Il nous semblait intéressant d’avoir une analyse diachronique, pour montrer que ce qui se passe actuellement est le résultat d’une histoire, de percolations, de rencontres, et comment les décisions qui sont prises aujourd’hui préparent l’avenir, mais dans une direction assez différente.

J’ai imaginé la notion de configuration culturelle pour décrire le croisement entre ce qu’est un territoire, comment il est qualifié, ce qui le constitue – là, une ville moyenne dans l’orbite métropolitaine avec une histoire administrative et industrielle – et ce qui se passe en matière culturelle liée à des cadrages politiques nationaux. L’institutionnalisation de la culture est partagée entre des financements orientés : la création de la Scène nationale est liée à la fois à une dynamique locale, mais aussi à un contexte national.

La configuration culturelle d’un territoire croise également les politiques que je qualifie de territoriales. Elles accompagnent des problématiques locales et rencontrent les questions propres à la culture, comme le contrat ville moyenne dans les années 1970, ou bien encore le dialogue métropolitain, orchestré par l’ancien maire d’Albi. Aujourd’hui par exemple, c’est très clairement la manière dont le tourisme devient une clé de développement territorial, et comment ce secteur économique vient interpeller la culture. La configuration culturelle interroge également sur tout ce qui peut relever du rapport des individus à leur territoire, ce qui est pour moi un élément décisif.

Quelle analyse historique dégagez-vous de cinquante ans d’initiatives culturelles dans la ville d’Albi ?

C’est un territoire qui me semble avoir laissé la place à un certains nombres d’initiatives militantes artistiques, et qui a accueilli des personnes avec un engagement artistique important et très divers. Dans les années 1970-1980, il y a eu une diversité incroyable que je ne sais malheureusement pas expliquer, si ce n’est par la co-présence de nombreux individus porteurs d’initiatives. Les acteurs venus de l’extérieur ont aussi été porteurs de dynamiques très intéressantes qui ont forcément laissé des traces dans les lieux qu’ils ont créés, mais aussi dans les compétences qu’ils ont développées.

Les années 1980-1990, ce sont les années de l’équipement. On est dans la logique de l’institutionnalisation de la culture, avec un double mouvement. Jack Lang arrive et dit « le rock c’est aussi la culture ». Il ouvre la définition de ce que le ministère considérait comme étant son objet. En parallèle, il y a une institutionnalisation via le financement d’équipements. C’est une logique que l’on retrouve partout sur le territoire national, comme le réseau des médiathèques, les écoles de musique, les espaces d’exposition, les théâtres… Philippe Urfalino a parlé de « jeux du catalogue ». L’idée étant que, sur un territoire, il fallait avoir sa bibliothèque, son centre d’exposition, son théâtre, etc. Finalement, toutes les grandes villes se sont attachées à cocher dans le catalogue ce qui leur était nécessaire, sans toujours s’interroger sur le sens de ces équipements et leurs contenus.

Cette politique a eu également un impact pour l’éducation populaire. À la fin des années 1990, les acteurs de ce mouvement se posaient la question sur le sens de leur action. Les structures qui se sont elles-mêmes institutionnalisées et professionnalisées se sont éloignées du sens originel de leurs espaces, à savoir la culture comme levier d’émancipation. Il y a beaucoup de projets de MJC qui ont mis de côté les aspects expérimentaux et artistiques. Je pense que la MJC d’Albi n’a pas échappé à ce mouvement.

Avec l’inscription d’Albi au patrimoine mondial de l’Unesco en 2010, une nouvelle étape a été franchie en matière de politique culturelle. Quelles sont, selon vous, les conséquences de cette patrimonialisation ?

Globalement, l’histoire culturelle des villes petites et moyennes, c’est d’abord l’effervescence, ou parfois rien du tout, puis l’institutionnalisation, le patrimoine, et enfin l’intérêt pour la création. On a pas mal de villes qui s’appuient désormais sur l’ouverture, la création artistique ou l’accueil d’artistes en résidence. Pour Albi, c’est comme si la question patrimoniale était arrivée un peu tard par rapport à d’autres villes. Et le repli sur cette question patrimoniale me semble excluant pour d’autres initiatives. À l’époque, il y avait un pôle culturel qui essayait de se structurer, et un pôle touristique qui avait pris en charge la question patrimoniale. Et les deux directions ont fusionné, mais pilotées par l’approche touristique. Pour la place de l’art et de la transgression, le tourisme c’est quand même pas ce qui est des plus prometteurs !

La ville d’Albi développe une culture patrimoniale et marchande. Regardez la place du cinéma privé aux Cordeliers. Mais ces politiques sont à nuancer, car au sein même d’une équipe municipale, il peut y avoir des visions différentes, des choses qui se voient davantage, et d’autres qui se font et qui sont moins médiatisées. Ainsi, si des élus mettent en avant la dimension économique de la culture, d’autres peuvent aussi porter des préoccupations plus sociales.

Hormis le réseau des médiathèques, les équipements culturels albigeois sont principalement au centre-ville. Les politiques sont-ils seuls responsables de cette situation ? Qu’en est-il de la périphérie ?

Il y a une forte polarisation des équipements. De manière naturelle, les équipements culturels comme les musées, les théâtres, sont positionnés de manière centrale. Il y a une logique d’entraînements qui explique cette concentration. Et puis la centralité, c’est l’espace médiatique, l’espace observé. Les élus ont tendance à privilégier ce côté symbolique. S’il n’y a donc pas la volonté de maillage, d’apporter les équipements plus en périphérie, ça ne se fait pas.

Étonnamment, les artistes sont aussi en demande de centralité. Par exemple à Toulouse, les acteurs des musiques actuelles demandaient depuis plus de trente ans un lieu dédié et très central. Or la logique de la municipalité était de construire des centralités secondaires, comme à Borderouge, pour y mettre des équipements importants pour la ville et pour l’agglomération. Ils ont cru faire un cadeau aux artistes en disant : « Regardez, on va mettre un Métronum, ça sera le fer de lance de cette nouvelle centralité toulousaine. » Et les artistes l’ont super mal pris en disant : « On nous met à la périphérie ! » On a eu les mêmes débats avec le château de la Reynerie au sujet de la Maison de l’image. Toute une série d’artistes et d’acteurs culturels disaient : « Nous mettre au Mirail, c’est nous considérer comme des artistes de second rang. » Il n’y a donc pas que la responsabilité politique dans tout ça.

Cependant, lors de notre enquête sur Albi, on avait repéré une série d’associations et de lieux qui accueillent les artistes, et il était intéressant de voir que ce qu’on avait identifié comme l’effervescence artistique des années 1970 avait lieu aujourd’hui, non pas en ville, mais dans la périphérie albigeoise et dans des lieux spécifiques et plutôt mis à distance par la municipalité, telle que la programmation de l’Institut universitaire.

Vous parliez du dialogue métropolitain. Quelle place occupe la culture entre Albi, ville périphérique, et l’agglomération toulousaine ?

Typiquement, depuis les années 2000 on a des politiques territoriales qui ont tendance à vouloir consolider les métropoles régionales à l’échelle européenne. C’est le fameux « Paris et le désert français » que l’on n’a toujours pas réglé. Du coup, il y a tout un discours et des dispositifs qui visent à conforter les métropoles régionales en tant que telles, mais aussi pour qu’elles jouent un rôle moteur dans leur espace régional. C’est le dispositif des aires métropolitaines imaginé par l’État. Il faut que les villes régionales apprennent à travailler avec leur périphérie pour constituer des projets métropolitains. En fait, il ne s’est pas passé grand-chose.

Mais il y a eu quand même un projet qui proposait à la ville de Toulouse de pouvoir travailler avec les villes situées à une heure de transport comme Auch, Carcassonne… L’ancien maire d’Albi, Philippe Bonnecarrère, a vu là une opportunité. Il n’a pas voulu attendre que la métropole vienne le voir. Soit Albi devenait le déversoir périphérique, soit la ville prenait cette dynamique déjà lancée avec l’université et l’autoroute. L’un de ses arguments forts a été de dire que le musée Toulouse-Lautrec était le premier musée de Toulouse, car c’est le musée le plus visité de la région. Il s’est positionné en disant qu’il y avait des complémentarités à construire, en particulier par la culture, permettant ainsi l’intégration de la ville d’Albi dans un espace élargi.

La culture devient alors un nouvel outil dans la concurrence que se livrent les territoires ?

Bien évidemment, aujourd’hui les territoires sont en concurrence pour l’accueil des entreprises et des ménages solvables. Quand on parle d’attractivité, mot que je déteste, c’est sous-entendu qu’on va attirer la richesse. Il n’y a pas de concurrence sur l’accueil de la pauvreté et de la précarité ! Mais c’est vrai que pour un certain nombre d’entreprises de main d’œuvre assez qualifiée, la présence d’une vie culturelle fait partie des critères de choix d’installation. Même si ce n’est jamais le premier facteur d’installation comme la question du logement ou de l’éducation, la vie culturelle fait aussi partie des éléments qui sont regardés dans les mobilités résidentielles et économiques.

Pour vous donner un exemple dans le Gers, une entreprise s’était délocalisée à Gimont (à 40 kilomètres de Toulouse) sur l’axe Colomiers-Lisle-Jourdain-Gimont où se développe toute la sous-traitance aéronautique. Mais de par la pauvreté de la vie artistique et culturelle, l’entreprise a déménagé à Lisle-Jourdain pour que les familles de ses salariés bénéficient d’une vie culturelle qui était délaissée par la première commune d’installation.

Est-ce un dévoiement de plus de la culture ? Je dirais : tout dépend de ce qui est fait. Si les élus ont besoin de ça pour justifier le budget de la culture et qu’en même temps ça permet que la culture soit financée à travers la création, des ateliers d’éducation artistique, prenons-le, je dirais. Mais si c’est uniquement de l’affichage, une expo de temps en temps, alors non. Et puis de toute façon, les entreprises ne sont pas dupes.

Les équipements culturels institutionnels albigeois comme le Grand théâtre, le musée Toulouse-Lautrec privilégient une culture de consommation au détriment du plaisir d’être ensemble. Est-ce une réalité globale sur tous les territoires ?

Non, ça va à l’encontre de toute une évolution qui est plutôt sur la recherche de temps de convivialité, y compris dans des équipements très institutionnalisés. Par exemple, au Théâtre national de Toulouse, le nouveau cahier des charges prévoit la création d’un espace convivial. Dans les médiathèques, on crée des espaces informels. On se dit que le temps convivial a une place importante dans les sorties culturelles. Donc c’est vrai que, si vous le constatez à Albi et à différents niveaux, ça va à l’encontre d’évolutions que l’on trouve par ailleurs. Le leitmotiv des espaces culturels aujourd’hui est d’être des lieux de vie. Mais là encore, c’est très lié aux personnes qui sont en place.

Malgré tout, les politiques culturelles semblent conforter le phénomène d’exclusion sociale.

Philippe Henry, économiste de la culture et militant pour une autre politique culturelle, explique qu’on a tendance à dire que la culture crée du lien social, qu’elle est importante pour la cohésion sociale, mais qu’en définitive, elle fabrique beaucoup d’exclusion. Et ça nous interroge aussi sur l’orientation des impôts. Si le budget des politiques culturelles ne bénéficie qu’à ceux qui sont déjà des consommateurs et des usagers des équipements culturels, ça pose question. C’est très concrètement le problème des abonnements dans les théâtres. Car créer des abonnements est très excluant pour ceux qui se disent : « J’ai pas le temps pour ça, ou j’ai pas les moyens, je vais essayer une fois et je verrai bien. »

L’institutionnalisation de la culture s’est faite par des professionnels et pour des publics qui étaient formatés. Comme moi en somme. J’ai des bons horaires, j’ai un salaire, je peux faire garder mes enfants. Ça me va bien. Mais il y a vraiment plein de gens pour qui ça ne va pas du tout.

Et puis on peut aussi se poser la question des horaires d’ouverture. Le rapport Orsenna sur les bibliothèques et les médiathèques interroge sur le fait que ces lieux soient souvent fermés, y compris lorsque les gens sont disponibles (fin de journée, week-end). Cela pose des questions et met par exemple en tension la qualité des services publics et la vie personnelle des salariés de ces équipements.

Il y a aussi une chose incroyable : dans tous les ateliers d’activités artistiques, vous avez les cours de 16 h à 18 h pour les gamins et le soir pour les parents. Donc une maman seule ne peut pas faire d’ateliers. Pourquoi ne les fait-on pas en même temps ? Pourquoi ne fait-on pas des ateliers pour gamins et, en parallèle, des spectacles pour des gens qui n’iront pas au théâtre s’ils doivent prendre une baby-sitter ? De la même manière, les horaires ne sont pas adaptés aux personnes âgées. Pourquoi ne pas faire les spectacles le matin ? Tout cela questionne aussi les choix de société bien au-delà de la culture. Comme si on n’avait pas pris acte qu’on avait des vieux et des enfants. Quant aux jeunes, n’en parlons pas ! Ils ont rarement droit de cité !

Une des grandes questions à venir porte sur la notion de droits culturels qui sont inscrits dans la loi. Je pense qu’il y a des territoires qui vont les utiliser comme un moyen d’enrichir leur politique ou pour faire bouger le cocotier, et puis d’autres qui vont faire la sourde oreille. La loi NOTRe, relative à l’organisation des territoires locaux, donne la responsabilité aux collectivités de faire respecter les droits culturels. Ce qui peut être un formidable levier d’innovations culturelles en termes d’actions et de diversité de propositions. Aujourd’hui, regardez le nom de ceux qui sont programmés dans les théâtres nationaux, en termes de diversité géographique, on est très européano-centré. À voir comment cette question va être traitée, et comment les acteurs culturels et artistiques vont interpeller les collectivités en ce sens. Ça peut être un beau chantier, ou bien alors rester lettre tout à fait morte si personne ne s’en saisit.

Propos recueillis par Boris Vézinet

1. Stéphanie Lima et Mariette Sibertin-Blanc, « La configuration culturelle territoriale d’une ville moyenne : trajectoires et tensions. Le cas Albi » in EchoGéo n°38, 2016.

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