Éditorial
L’œuvre centrale du journalisme dominant est l’amnésie sociale. La déesse aux cent bouches est aussi la grande fossoyeuse de la mémoire collective. C’est, pourrait-on croire, un effet d’abord de la surcharge informationnelle, une information masquant la précédente, dans une économie dérégulée des contenus. Ceci est matériellement juste. Et il est vrai que l’oubli est le corollaire de la pléthore et de la vitesse. Mais cet état de fait masque quelque chose de plus grave encore, et c’est que l’oubli est aussi une politique et un choix éditorial. Les actualités, si on peut dire, le démontrent tous les jours. Le talent principal des faiseurs d’opinion consiste à isoler les faits et à les annexer à l’idéologie dominante et pseudo-éternelle du progrès, de l’impérialisme, du travail abstrait et de sa valeur. L’œuvre du journalisme dominant est essentiellement une œuvre de dés-historisation. Tous les faits subissent ainsi une forme d’hybridation entre la rhétorique du fait divers et l’idéologie conservatrice du pouvoir en place.
Ainsi, le militantisme écologique, arraché à son histoire, semble sortir de nulle part, et c’est un éco-terrorisme. L’humiliation et la rage de la Palestine éclatent de façon barbare, et si elles n’ont pas d’histoire, alors on peut en parler comme d’un terrorisme guerrier à sens unique. Les manifestants égratignent quelques lieux du pouvoir, les Gilets jaunes abîment l’arche du triomphe ? Dissimulez activement leur défaite et humiliation séculaires, cela vous permettra d’isoler leurs faits et gestes comme des violences, regrettables, condamnables, mais surtout incompréhensibles. Qu’un ouvrier s’immole par le feu, et on ne manquera pas de voir les chiens de garde feindre de s’étonner – au prix de l’essence !
Pour cette même raison, un journaliste ne comprendra jamais votre défiance à son égard, il la prendra comme un fait nouveau, et son étonnement chaque jour vidangé, il fera croire qu’il répond à cette exigence pseudo-scientifique de voir les choses « telles qu’elles sont ». C’est-à-dire, si l’on traduit, de prendre les faits, d’en faire des choses, et d’évacuer l’Histoire en eux : car pour lui, d’aucun fait, on ne doit pouvoir tirer un raisonnement de cause à conséquence. La question que dénie ce journaliste est pourquoi. C’est un lieu commun, dans les écoles de journalisme, de dire que le cœur du métier, ce sont d’abord les faits, ensuite les faits, enfin les faits. Les faits tout seuls, les faits tout nus, les faits dans leur facticité, les faits-fétiches, les petits chéris.
Il ne se rend même plus compte qu’il fabrique l’oubli, car il ne voit jamais plus d’une face à sa pièce. Sa médaille n’a qu’un côté, et il est positif, positif, positif. C’est un grand travail que de l’empêcher de tourner. Il est payé pour cela. À chaque jour, son numéro de série et sa date de péremption, qui est le lendemain. À chaque heure, sa pierre à l’édification de ce qui est, au fond, un grand fantasme collectif. Il dénie le pourquoi car il dénie l’Histoire, elle est le monstre dans son dos. Le passé – la veille même lui fait un insoutenable repoussoir. Car au fond la veille saperait son travail de sape. Lui, qui crée de toutes pièces cette information consommable, et qui nous engloutit. Il n’est pas exagéré de dire qu’il est rémunéré pour fabriquer l’oubli, et que l’oubli est le meilleur marchepied du mensonge. Mais c’est l’Histoire, pourtant, qui jugera de son espèce.
Car à d’autres échelles de temps, il n’est que ce petit héros du pouvoir, suspendu au-dessus du vide, un temps, par quelque effet comique propre aux dessins animés, et qui croit se maintenir par la forte agitation de ses bras déplumés, au-dessus du précipice de l’Histoire. C’est dire que, lorsque son tour grotesque éclatera au grand jour de la conscience collective, le pouvoir le remplacera sans vergogne par un militaire – ce qu’il est déjà, au plus profond de son être historique. Un journaliste, un militaire, un patron. Propagande, travail, police, oubli : l’info en continu.
À propos de ce numéro, on peut écouter le podcast n° 255 des Autres Voix de la Presse (Jocelyn Peyret), un entretien avec Jikabo.
