Éditorial
L’édito du premier numéro de Saxifrage proposait, entre autres, de comprendre et relater les initiatives et les luttes du territoire où nous vivons. Des multiples et riches dialogues que nous avons pu avoir avec des lectrices et lecteurs, a pu parfois ressortir une incompréhension, voire une déception, quant à certains de nos choix éditoriaux, considérés selon le prisme militant. D’aucuns ont ainsi pu déplorer qu’on accorde une page d’interview au point de vue d’un agriculteur engagé pour le barrage de Sivens, sans mettre en face, voire à la place, celui d’un zadiste ; ou que, dans notre dossier sur le contrôle, on fasse parler une éleveuse qui s’était résignée au puçage, et non pas ceux qui y résistent, tel le collectif Faut pas pucer, auquel nous avions simplement fait référence. De quoi décevoir visiblement, de la part d’un canard dont le même édito promettait de la « critique sociale ». En tout cas, cette interpellation pose des questions suffisamment pertinentes et profondes pour que la rédaction tente d’y répondre.
Tout d’abord, la ligne éditoriale de Saxifrage ne consiste pas à ouvrir nos colonnes à ceux qui, par la résignation ou l’affrontement, saperaient les luttes dont nous pouvons être sympathisants ; quand nous le faisons, c’est parce que nous essayons de ne pas être des donneurs de leçons, sérieux, autocentrés, incapables d’humour ou de distance, et que notre feuille de chou ne se veut pas la courroie de transmission des luttes, compilant agenda militant et comptes rendus de procès. La critique sociale à laquelle nous ambitionnons modestement de contribuer ne se satisfait pas du prêchi-prêcha ni du slogan, mais essaie d’articuler les savoirs froids, tirés par exemple de la presse ou des sciences humaines, et les savoirs chauds de l’expérience vécue, notamment sociale et politique, qui est celle de la rédaction, mais aussi celle des personnes dont nous rapportons la parole. L’interview de l’éleveuse, tout comme « L’habitus du déplacé » ou « Famille décomposée », vise à montrer quel peut être notre vécu sous contrôle, plutôt qu’à informer sur les résistances à ce même contrôle. Celle de Damien, pro-barrage, gagne du relief à être mise en perspective avec les discours de La Dépêche du Midi, de feu le Conseil général, et d’un quidam. De surcroît, la connaissance du point de vue de l’autre, y compris celui qui pense différemment, ou qui, tout en pensant pareil, agit différemment, est, face à la complexité du monde social, une nécessité éthique de l’action politique, qui ne doit pas dénier le conflit, mais juste l’informer, le verbaliser, l’admettre. Il ne s’agit pas d’offrir un mégaphone, mais de donner la parole. Il y a en outre un indéniable gain pragmatique à connaître celui auquel on peut s’opposer, à être capable de décentrement, de mobilité mentale, de conscience du relativisme idéologique – ce qui ne signifie pas renoncer aux valeurs et convictions qui fondent l’engagement politique de nos lecteurs, quel qu’il soit, ainsi que notre démarche éditoriale.
L’édito du n° 1 disait aussi : « On n’est pas sectaires, nous voulons que ce journal soit une tribune pour les talents qui s’ignorent, les spécialistes de tous poils et les voix de traverse. » Si le fait d’accorder de la place à des voix qui ne sont pas nécessairement la nôtre, ou la vôtre, chers lecteurs, à des voix qui auraient rarement cherché à se faire entendre dans les colonnes d’un journal tel que Saxifrage – si cela amène des discours critiques (plus élaborés, plus conscients d’eux-mêmes, plus ancrés dans une action de résistance ou de contestation, plus susceptibles d’entendre et d’alimenter Saxifrage) à contribuer à son contenu éditorial en envoyant textes ou images à la rédaction, la boucle aura été bouclée et l’objectif atteint. On tendra un peu plus vers l’utopie d’un journal à la fois nourri par les pensées et les expériences critiques, et ouvert à la complexité du monde.