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Des vessies pour des lanternes

Florian Jourdain

Dessin de B. Khattou
Dessin de B. Khattou

Gaillac, modeste agglomération tarnaise de 15 000 habitants, a beaucoup fait parler d’elle ces derniers temps. Son maire, Patrice Gausserand, est parvenu à y réaliser un projet d’ampleur, le Festival des lanternes, conçu d’ordinaire pour des métropoles d’envergure internationale. La manière dont a été menée l’opération suscite, quant à elle, de nombreuses interrogations.

L’histoire d’amour entre la Chine et Gaillac semble avoir commencé par une invitation faite au photographe gaillacois Dominique Laugé à venir exposer à Pékin ses photographies du désert de Taklamakan. C’est Alain Jouffray, directeur d’ICE – Intermédiaire Europe-Chine Économie Culture – une société de commerce d’œuvres d’art et de prestations artistiques, basée à Couffouleux, qui a servi d’entremetteur entre Laugé et l’empire du Milieu. C’est grâce à Jouffray que Patrice Gausserand, maire de Gaillac, va saisir l’opportunité chinoise.

Les tribulations de Philipp Gosse Lang

Laugé, Jouffray, Gausserand, mais aussi Bertrand de Viviès, conservateur du musée de Gaillac, sont du premier voyage en Chine, qui a lieu fin février 2017, organisé par l’Association du peuple chinois pour l’amitié avec l’étranger (APCAE). Cette organisation non gouvernementale, mais subventionnée par Pékin, est un acteur essentiel de la diplomatie chinoise. Elle œuvre notamment dans les domaines culturel et économique. Parmi les objectifs affichés de l’APCAE, on retrouve la recherche de soutien international à la « cause socialiste » chinoise. Concrètement, l’APCAE est chargée de bâtir des partenariats et de promouvoir des échanges entre les villes chinoises et étrangères. La délégation gaillacoise est donc reçue le 22 février par le président et le vice-président de l’APCAE, messieurs Lv Hongwei et Song Jingwu. Gausserand signe, à ce moment-là, un accord de partenariat pour des échanges culturels avec le musée d’art de Pékin. Il signe également un mémorandum avec la ville de Zigong, en vue d’un prochain jumelage. Quelques jours plus tard, Patrice Gausserand se rend à Zigong, agglomération de moins de 3 millions d’habitants, située dans le Sichuan, au sud-ouest de la Chine, réputée pour ses mines de sel et son géoparc consacré aux fossiles de dinosaures classé à l’UNESCO. C’est aussi le berceau des lanternes chinoises, d’où son surnom de « ville lumière ». La délégation gaillacoise est accueillie par le directeur du bureau des affaires étrangères de Zigong et par les hauts dirigeants de Lantern Group, un consortium local né de la récente fusion de plusieurs entreprises spécialisées dans les spectacles lumineux : Huang Dechun, président du conseil d’administration, Chen Xiaohua, vice-président du conseil d’administration, et Liu Cheng, président-directeur général. Après une visite des sites touristiques de la ville, Gausserand et son équipe sont conviés aux illuminations du Festival des lanternes de Zigong. La journée s’achève par la signature d’un accord qui stipule que Gaillac accueillera le Festival des lanternes à la fin de l’année 2017 et que l’organisation en reviendra à Lantern Group. Gausserand se rendra de nouveau en Chine en juillet, pour acter un partenariat avec Meishan, une autre ville du Sichuan, dans les domaines culturel et économique.

Car, à côté des motivations culturelles, se trouvent bien entendu des prétentions économiques très fortes, de l’aveu même de Gausserand, pour qui ce premier déplacement en Chine a été « plus que fructueux ». L’homme est avant tout, rappelons-le, un businessman, qui a longtemps travaillé dans le secteur du textile et qui n’hésite pas à se présenter comme un « bon négociateur ». Lors de son premier voyage, il a rencontré les dirigeants de la société Uniconcept – spécialisée dans la conception et la fabrication d’accessoires et de pièces pour smartphones – afin de concrétiser une implantation de l’entreprise à Gaillac et ainsi pallier les licenciements d’Alphacan, en créant une trentaine d’emplois. Fort de ce succès, Gausserand continue sur sa lancée. Il retourne en Chine, en juillet, pour un deuxième voyage, sous l’égide de l’agglomération Gaillac-Graulhet cette fois. Il parvient à négocier la participation de la collectivité territoriale tarnaise et d’entreprises locales au prochain salon agroalimentaire de Pékin (ANUFOOD), qui a lieu du 30 août au 1er septembre. Ainsi, sont du voyage : deux cavistes gaillacois, Château Mayragues et Domaine Barreau, la biscuiterie Maison Bruyère, le producteur d’ail Biodis et les huiles Eli Olina. De l’aveu même des participants, le bilan de l’ANUFOOD est mitigé, pour ne pas dire négatif. En fait, le salon semble plutôt tourné vers les marchés chinois et sud-coréen. Au total, l’aventure aura coûté près de 20 000 € hors taxe à l’agglomération. Cette expérience en demi-teinte ne freine en rien Patrice Gausserand ou plutôt Philipp Gosse Lang de Génac, comme l’appellent ses homologues chinois. Très déterminé, l’élu déploie une grosse énergie pour que son projet de Festival des lanternes soit une réussite, quitte à submerger Gaillac de publicités autour de l’événement.

Il est vrai que les Gaillacois ne s’attendaient sûrement pas à voir arriver un jour une telle déferlante made in China sur leur petite ville. Pourtant, à y regarder de plus près, c’était écrit. En effet, 2017 n’est-elle pas l’année du coq ? Le coq n’est-il pas l’emblème de Gaillac ? Il semblait donc impossible à la ville d’échapper à cet intérêt soudain pour la Chine, que l’on retrouve sur les bus et le mobilier urbain, mais aussi, plus subrepticement, dans la programmation de la médiathèque, avec des chansons et comptines chinoises pour les tout-petits. L’effervescence se traduit également par l’invitation des jeunes footballeurs de l’US Gaillac à un tournoi international à Meshuan, dans le Sichuan, et par l’accueil d’une délégation de lycéens chinois au lycée Victor-Hugo. Pourtant, tout cela n’est rien en comparaison des moyens utilisés pour la promotion du Festival des lanternes, événement d’ampleur pour Gaillac, et point d’orgue des tractations de Patrice Gausserand avec ses homologues chinois. Il faut avouer, en effet, que l’équipe municipale n’a pas lésiné sur les dépenses, en consacrant près de 250 000 € à la communication du festival. L’inondation publicitaire touche non seulement Gaillac, mais aussi l’ensemble du Tarn et même les départements voisins. À titre d’exemple, ce ne sont pas moins d’un millier de panneaux 4 × 3 qui ont été affichés dans les rues des villes se situant sur un axe Bordeaux-Montpellier, sans compter leur présence dans les gares d’Occitanie. À cela s’ajoute une intense présence dans la presse locale grâce au partenariat noué avec la Dépêche du Midi. Le Festival des lanternes a ainsi fait l’objet d’une publication à part entière, vendue avec une édition de La Dépêche et a fait la une de l’édition Occitanie de TV Magazine, pour un tirage d’environ 100 000 exemplaires et une diffusion dans six départements. Par ailleurs, les festivités gaillacoises s’invitent dans pas moins de soixante médias différents de la presse écrite régionale, avec un tirage estimé à quatre millions d’exemplaires. Il faut encore compter sur la présence de spots publicitaires sur les ondes hertziennes par le biais de la radio RMC, partenaire elle aussi, de Radio 100% et de Menergy. Pour finir, une importante campagne sur Internet a été menée, permettant à la bannière du site web des Lanternes d’être visible sur des sites médias comme celui de TF1, de Libération ou encore de France Loisirs. Tout a été fait, donc, pour permettre un matraquage efficace et régulier, et ainsi toucher une large audience.

Féeries de Chine

Mais au fait, qu’est-ce que la fête des lanternes ? Il s’agit d’une tradition millénaire, qui date probablement de la dynastie Han (206 avant J.-C. à 220 après J.-C.). Le festival se tient lors de la première pleine lune de l’année, au quinzième jour du premier mois lunaire. Traditionnellement associée à la lumière, cette fête s’articule autour de quatre caractéristiques principales : les lanternes, les devinettes inscrites sur les lanternes, les yuánxiao (des boulettes sucrées faites de farine de riz gluant) et le rassemblement de la famille. S’il est communément admis que la fête des lanternes remonte aux Han, ses origines ne sont pas connues avec certitude. Il se pourrait, toutefois, qu’elle soit d’inspiration taoïste ou bouddhiste. La ville de Zigong se revendique comme le berceau des lanternes et considère son festival comme le plus ancien encore en activité de nos jours. Son importance croissante, ces dernières années, a été largement subventionnée par les autorités locales qui y voient un bon moyen de renforcer l’attrait économique et touristique de la ville. Aujourd’hui, Zigong exporte son festival dans d’autres villes de Chine, comme Pékin et Shanghai, mais aussi dans les grandes métropoles du monde entier comme Nagasaki en 2006, Toronto en 2008, Vienne et Londres en 2016 et plus récemment Hambourg dans le cadre du sommet du G20. À Londres, l’immense succès de la première édition a débouché sur une reconduction du festival. Aujourd’hui, c’est au tour de Gaillac qui est, rappelons-le, une petite ville de 15 000 habitants, d’accueillir l’événement. La soirée de lancement des Féeries de Chine – nom de l’édition gaillacoise du Festival des lanternes – a eu lieu le 30 novembre, en présence des financeurs privés et d’un parterre d’officiels, parmi lesquels le vice-président de l’APCAE, Song Jingwu, et le consul général de Chine, Zhu Liying – récemment venu dans le Tarn pour célébrer la réouverture du viaduc du Viaur, jumelé avec celui du Faux-Namti. Le public a finalement pu découvrir la teneur de l’événement le lendemain. Afin de rendre compte plus honnêtement du sujet, je suis spécialement dépêché par Saxifrage pour enquêter au cœur de la fête ! Ce que je fais consciencieusement, un jeudi soir, et ce malgré le froid glacial.

Le Festival des lanternes commence place de la Libération, sur laquelle trône le marché de Noël. Installés dans des chapiteaux blancs, artisans et producteurs tarnais mais surtout exploitants viticoles – 31 au total ! – assurent l’animation des lieux. À proximité, j’aperçois les premiers signes des « féeries de Chine » : un coq, quelques lampions et un duo d’éléphants. Les deux pachydèrmes sont placés au début de la rue Portal, de sorte à former une véritable porte d’entrée en direction du parc. Rien ne semble avoir été laissé au hasard par la mairie. Le parcours est jalonné de petites pancartes indiquant le chemin à suivre. Après avoir descendu la rue Portal, je traverse la rue Jean-Jaurès et emprunte l’étroite rue du Château-du-Roy, au bout de laquelle se trouve le graal. Il est intéressant de noter que, tout au long du parcours, nombre de boutiques vides ont été transformées en galeries d’art éphémères. On en dénombre huit en tout. Si le résultat est convaincant rue Portal, on ne peut pas en dire autant rue du Château-du-Roy où quelques vitrines restent à l’abandon, témoignant de la dévitalisation commerciale du quartier de la Portanelle. Outre cet aspect peu reluisant, je remarque la présence de graffitis peu rassurants à quelques pas de l’entrée du parc comme « touristes dehors » ou « Macron, tu vas cracher du sang ». Peu après, la silhouette de la majestueuse porte d’entrée du festival – dix mètres de haut tout de même – apparaît. Avant de franchir ce monument orné de dragons et illuminé d’une large palette de couleurs, et d’en prendre ainsi plein les yeux, je vais devoir accomplir une ultime formalité, à savoir traverser un impressionnant cortège de policiers municipaux et d’agents de sécurité, qui effectuent une fouille réglementaire des sacs, le tout à proximité de gros blocs de bétons destinés à dissuader les conducteurs de camions mal intentionnés. Une véritable atmosphère de check-point, qui contraste avec l’ambiance de fête quelques mètres plus loin. Une des nombreuses manifestations de l’état d’urgence permanent qui s’invite pour l’occasion à Gaillac. Le prix d’entrée varie selon l’âge, la période et le lieu de résidence. Il se situe dans une fourchette allant de 13 à 18 € par personne. Seuls les moins de 10 ans bénéficient de la gratuité. Il existe des tarifs réduits pour les personnes à mobilité réduite, les étudiants, les bénéficiaires du RSA et les habitants de l’agglomération Gaillac-Graulhet. Bref, je finis par pénétrer dans ce qui était il y encore quelques mois un vaste parc public, arboré et agréable. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’endroit est plus lumineux qu’avant et qu’il y a du monde pour un jeudi soir. Je commence ma promenade dans une allée dédiée aux douze signes astrologiques chinois. Je ne peux résister à l’envie de me faire prendre en photo devant le mien : le tigre ! Je traverse ensuite des paysages composés d’animaux, de végétaux et d’insectes, le tout dans une agréable odeur de frites et un fond sonore plutôt kitsch. Je finis par tomber sur une imposante réplique du Temple du ciel de Pékin. Je me remets à peine de mes émotions que voilà le marché « traditionnel » du Sichuan qui me laisse perplexe. On y trouve les menues babioles habituelles – bijoux, objets évoquant la Chine, comme ce dragon en fer forgé – et d’autres plutôt insolites comme des figurines à notre effigie, pour la modique somme de 50 €. Malgré la sympathie du vendeur et la charmante installation en préfabriqué qui sert de boutique, je n’ai pas osé franchir le pas. Je décide de poursuivre ma déambulation. Encore des animaux et des végétaux, puis un dragon en porcelaine d’une centaine de mètres qui crache de la fumée, le tout en scintillant ! À ce moment-là, je crois avoir sous mes yeux le clou du spectacle. J’ai tort. Le meilleur se trouve en contrebas du parc, à l’endroit où se situent d’ordinaire les jardins et les bassins d’eau. C’est dans ce vaste espace que les organisateurs de l’événement ont eu la bonne idée d’installer une dizaine d’illuminations censées représenter le « patrimoine et vignoble de Gaillac », selon les termes de la brochure qui m’a été distribuée au début de ma visite. En fait, la part belle est faite au vin, avec des réalisations vertigineuses, comme ce pigeonnier au pied duquel trônent des fleurs de vigne, des grappes de raisin, un tonneau et une bouteille inclinée qui verse du vin dans un verre… L’ensemble est surplombé d’un écriteau jaune un brin criard, orné de grappes de raisin et sur lequel on peut lire « Gaillac ». Si on parvient à faire abstraction du contexte, on pourrait penser qu’il s’agit de la devanture d’un caviste installé dans une zone commerciale en périphérie de ville. Malgré tout, la palme du mauvais goût revient sans contestation possible à la réalisation numéro 19, intitulée « Vins dans le monde entier » et qui nous donne à voir une tour Eiffel prisonnière d’une bouteille de laquelle jaillit du vin… Secoué par un tel spectacle, je décide de quitter le parc. Avant d’en sortir, je tombe sur la fin d’une représentation de la troupe de théâtre du Sichuan, devant les anciens bâtiments des bains-douches. Le public est au rendez-vous. Les spectateurs qui ne peuvent voir la minuscule scène peuvent se consoler en regardant l’écran géant, installé juste à côté. Tout a bien été pensé. Je finis par sortir, en repassant devant le cordon de sécurité. Quelle surprise de croiser monsieur le maire en personne, qui taille le bout de gras avec des agents municipaux. En partant, je remarque également que certains commerçants entendent profiter de l’aubaine des lanternes, tel ce tabac-presse qui propose du vin chaud, ou encore plus fort avec ce coiffeur qui a intégralement recouvert sa vitrine de boules et de lampions chinois et a même traduit la carte de ses prestations en mandarin ! Je finis donc par rentrer chez moi en longeant le boulevard Gambetta, qui rejoint la place de la Libération, mon point de départ. La boucle est bouclée. Sur le chemin du retour, je croise de nombreuses personnes se rendant au Festival des lanternes. L’événement semble promis à un gros succès, ce qui n’était pas gagné il y a encore quelques semaines.

L’acceptation du festival est loin d’être une sinocure

En fait, le Festival des lanternes est loin de faire l’unanimité à Gaillac. Au sein du conseil municipal, par exemple, les séances de ces derniers mois ont été particulièrement houleuses. Les critiques se sont focalisées, principalement, sur l’absence d’informations concernant le financement du festival et sur le flou quant au contenu du contrat signé par Patrice Gausserand avec Lantern Group. Dès le 7 mars, Jean Bataillou, élu d’opposition, s’inquiète de l’opacité entourant le premier voyage du maire. Le ton monte au milieu de l’été, lors de la séance du 7 juillet, à laquelle Patrice Gausserand ne participe pas – il est au Sichuan – alors même qu’il est demandé aux élus d’approuver les demandes de subvention et la signature du contrat de partenariat pour le Festival des lanternes. Thomas Domenech, membre de l’opposition, dénonce un montage financier « hasardeux ». Son collègue, Jean Bataillou, renchérit en qualifiant le projet d’« irresponsable », arguant qu’à « trois mois du festival […] on n’a pas les engagements des partenaires privés, on n’a pas les engagements des partenaires publics, on n’a pas le contrat, on ne connaît pas le périmètre du contrat ». Faute de pouvoir faire reporter la délibération, il demande et obtient un vote à bulletin secret. Celui-ci va révéler des fractures au sein de la majorité municipale. Martine Souquet, adjointe à la petite enfance, au secteur scolaire et à la jeunesse, agacée, lâche en direction de l’assemblée qu’elle trouve « regrettable de ne pas avoir le courage de ses opinions ». Magali Camalet, membre de la majorité, lui répond vivement en soulignant que sa « remarque est mal placée » et qu’elle votera contre la demande de subvention et la signature du contrat. À l’issue du vote, 17 personnes se sont prononcées pour et 13 contre, avec une abstention. Sachant que l’opposition se compose de huit membres, cela signifie que six conseillers du groupe majoritaire ont refusé d’apporter leur soutien à Gausserand. Pourtant, et malgré l’absence de véritables informations sur le financement et sur le contrat signé avec Lantern Group, l’organisation du festival suit son cours. Le 19 septembre, la colère des conseillers d’opposition ne faiblit pas. Marie-Françoise Bonello souligne que le contrat – enfin présenté une semaine plus tôt – ne « comporte aucune donnée chiffrée : pas d’appel d’offres, pas de mise en concurrence. […] Aucun chiffre ». Elle s’irrite de la rétention d’informations faite par le premier édile. À l’issue du vote sur la modification des tarifs du festival, l’opposition vote contre et cinq membres de la majorité s’abstiennent. La séance du conseil est marquée par le départ de six conseillers de l’opposition, ulcérés par le refus de Patrice Gausserand de débattre sur une opération immobilière d’un de ses amis, Pierre Olivier.

La contestation du festival dépasse le simple cadre du conseil municipal. Même si beaucoup de Gaillacois se montrent, curieux pour certains, ravis pour d’autres, de voir s’installer les illuminations chinoises, il n’en reste pas moins que nombreux sont ceux qui pestent contre l’interminable fermeture du parc – quatre à cinq mois en tout – ou encore contre l’absence totale de concertation. Plusieurs graffitis illustrent ce ras-le bol. Par exemple, on peut lire, sur les bâches posées sur les grilles du parc : « Ce parc est à nous », ou encore, sur les murs du collège et lycée Saint-Joseph : « Foucaud pour tou.te.s ». De plus, fin novembre, une cinquantaine d’opposants ont manifesté dans les rues de la ville. Quelques jours plus tard, à l’occasion du conseil municipal extraordinaire, des banderoles ont été déployées devant la mairie avec des messages comme « Parc public oui, Pompe à fric non », ou encore « Ce parc n’est pas votre entreprise privée, monsieur Gausserand ». Certains de ces contestataires ont décidé de créer un opuscule hebdomadaire consacré à une critique plus approfondie autour des « féeries de Chine ». Baptisé Abats les Lanternes, ce fascicule est diffusé à plusieurs centaines d’exemplaires, les jours de marché par exemple.

L’homme d’affaires à la poigne de fer

Outre les conditions dans lesquelles le festival a été « imposé » et les gênes qu’il occasionne, ce sont aussi les intérêts du maire et son attitude qui intriguent et nourrissent le feu de la critique. Dans un article du 16 septembre, La Dépêche du Midi révèle que Patrice Gausserand est associé avec Pierre Olivier et Jing Olivier, sa femme, dans le Comptoir des Bastides, une entreprise créée en 2015, spécialisée dans le commerce de produits alimentaires, notamment le vin. L’élu a reconnu avoir acheté pour le compte de cette société près d’un million d’euros de vin à des cavistes gaillacois, dans le but de les revendre à la Chine. En outre, France 3 Midi-Pyrénées affirme que le Comptoir des Bastides a « acquis, au mois d’avril 2017, le bâtiment loué par le bar La Bodega à Gaillac » et que Gausserand « a fait pression pour que les locataires cassent leur bail le plus rapidement possible », ce dont il se défend, en affirmant qu’il est simplement venu informer les gérants du bar des nombreuses irrégularités dont ils se sont rendus coupables. Par ailleurs, France 3 enfonce le clou dans un sujet qui épingle cette fois certains élus de la mairie de Gaillac et de l’agglomération Gaillac-Graulhet, accusés de « mélange des genres ». On y apprend par exemple qu’une ancienne société ayant appartenu à Gausserand est partenaire du festival ou encore que Chantal Tichit, adjointe au développement du vignoble, au tourisme, au jumelage et à la qualité des campagnes, est également directrice de Gîtes de France Tarn, partenaire des Lanternes lui aussi. C’est dans ce contexte que Thomas Domenech, élu d’opposition, dépose une plainte contre Gausserand pour prise illégale d’intérêt, au début du mois d’octobre. Le maire risque ainsi une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement et une amende pouvant atteindre 500 000 €. Il n’est pas inintéressant de souligner qu’il y a peu, le maire de Pézenas, dans l’Hérault, a été condamné en première instance pour prise illégale d’intérêt à six mois de prison avec sursis et 6 000 € d’amende. 

Malgré tout, Gausserand ne semble pas inquiet. Il encaisse sans broncher les critiques, balayant d’un revers de la main les questions qui fâchent. L’homme a des allures de Serge July, ancien patron de Libération, dont Guy Hocquenghem a dressé un portrait au vitriol, dans un pamphlet de 1986. Le philosophe, qui reproche à son ancien camarade d’être « passé du col mao au Rotary », y écrivait ceci : « Tu es comme un punching-ball, tu as toujours eu pour toi l’effet de masse et d’inertie ; quand on te frappe, tu ballotes un instant, puis tu reprends ta position amorphe centrale. Sur toi, les coups s’émoussent, se perdent, assourdis par l’épaisseur de la cible. » C’est avec ce même flegme que Gausserand porte ses attaques. Il n’a pas hésité, par exemple, à se rendre dans les locaux de la direction de La Dépêche du Midi Tarn à Albi, en réaction à l’article de Patrick Guerrier en date du 16 septembre. Ce dernier, depuis cet entretien, ne semble plus couvrir le Festival des lanternes… Cette mansuétude vis-à-vis de monsieur le maire expliquerait pourquoi celui-ci n’a pas attaqué le quotidien local en justice. Le Canard enchaîné, lui, n’a pas eu droit au même traitement de faveur. Le journal satirique, qui s’est fendu d’un petit texte sur les « chinoiseries pharaoniques » de Gausserand, est visé par une plainte pour diffamation. Autre cible de l’édile, le groupe d’opposition socialiste à la mairie de Gaillac qui, pour avoir vertement dénoncé dans un tract l’attitude de l’élu dans le dossier des Lanternes, se voit attaqué lui aussi en diffamation. Gausserand ne s’est pas arrêté là et a obtenu du conseil municipal la protection fonctionnelle, ce qui signifie que la ville paiera les frais de justice du maire ! En fait, il est probable que Gausserand ne comprenne pas le pourquoi des attaques dont il est l’objet. Sa manière d’agir, qui rappelle celle de son homologue albigeois Philippe Bonnecarrère, est typique d’un chef d’entreprise qui fonce tête baissée à la moindre bonne affaire qui se présente à lui, faisant jouer ses réseaux et considérant le conseil municipal comme une simple chambre d’enregistrement de ses décisions. Cette attitude a été vivement dénoncée par Thomas Domenech, qui n’a pas hésité à invectiver le maire : « Ce n’est pas votre société, la mairie. »

Des chiffres et des dettes ?

À l’heure où ces lignes sont écrites, le festival bat son plein. Pourtant, des zones d’ombres subsistent autour du coût du festival et des modalités du contrat signé avec Lantern Group. Le budget des festivités s’élèverait, selon les chiffres présentés lors du dernier conseil municipal du 25 novembre, à un peu moins d’un million d’euros. Les deux principaux postes de dépense seraient, d’une part, la communication et la billetterie, avec une enveloppe totale de près de 410 000 €, et, d’autre part, la location de chapiteaux, de matériaux et d’équipements, pour un coût total d’environ 150 000 €. De son côté, Lantern Group n’a pas communiqué sur le chiffrage de ses dépenses. On ne connaît d’ailleurs pas le plafond des dépenses autorisées par l’entreprise chinoise. Le financement du festival serait assuré par des fonds publics et privés. Parmi les contributeurs publics, la ville de Gaillac prendrait en charge la somme de 80 000 €, soit moins de 10 % du total des frais engendrés par l’événement. La même somme devrait être déboursée par l’agglomération Gaillac-Graulhet. En outre, Gausserand escompte une subvention de 40 000 € de la part du conseil départemental du Tarn et de la région Occitanie. Si ces derniers ont donné leur aval pour financer le festival, ils n’ont toutefois pas avancé de chiffres concrets. Du côté des partenaires privés, une trentaine d’entreprises sont annoncées, censées investir près de 550 000 €, dont 200 000 en nature. Toutefois, on ignore à quelle hauteur chaque sponsor est intervenu. Enfin, les recettes de la billetterie – 165 000 € attendus, dont la moitié doit revenir à Lantern Group – devraient permettre de boucler le budget. Patrice Gausserand, pour qui « le spectacle a un prix », ne s’est pas montré très prompt à en préciser le montant. Cette incertitude a vivement inquiété certains conseillers municipaux de l’opposition comme Thomas Domenech, qui résume la situation ainsi : « On ne sait pas ce que ça coûte. » L’élu regrette également l’absence d’une étude d’impact du festival. La peur de voir la ville s’endetter a pesé et pèse encore sur les débats à l’hôtel de ville. Enfin, concernant le contrat signé par le maire, certains points inquiètent, eux aussi, comme la reconduction tacite du festival pour 2018 et 2019. L’annulation de cette reconduction doit faire l’objet d’une négociation entre les signataires. Concrètement, la ville de Gaillac ne peut décider unilatéralement de rompre son partenariat, elle doit composer avec l’avis de Lantern Group.

Finalement, la venue du Festival des lanternes, dans une petite ville comme celle de Gaillac, semble convenir aux deux parties française et chinoise, qui voient dans leur partenariat un accord gagnant-gagnant. Tandis que du côté gaillacois on se réjouit des retombées économiques et symboliques pour le territoire, du côté chinois on se félicite de l’image positive qui est donnée de la Chine. Le Festival des lanternes s’inscrit aussi et surtout dans le cadre de l’affirmation du soft power à la chinoise… et du hard power à la Gausserand.

Florian Jourdain

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