Ostracisez-moi ces ostrogoths !
Jikabo
Pour contrer la dynamique bouillonnant à Verfeil et alentour, la puissance publique, depuis le maire ras des pâquerettes jusqu’au plus haut niveau de l’État, dispose de deux armes complémentaires : la matraque, et le savon. Celui dont elle savonne la planche où s’aventurerait toute initiative locale, assimilée de près ou de loin à cet épouvantail radicalisé et sectaire régulièrement agité comme un chiffon rouge. Les acteurs culturels, au sens large, en font particulièrement les frais.
Dans le sillage de la cantine du festival Des Croches et la Lune, avait ouvert à Verfeil en 2010 un bar restaurant fameux, précurseur de la revitalisation de la désormais incontournable rue Alphonse de Poitiers : La Seye et vous. Le trio fondateur ferme la boutique en 2016 pour d’autres aventures. Le vide ainsi créé dans la vie sociale du village inspire l’idée d’ouvrir, à quelques mètres de là, en face de la halle, un café associatif géré de façon collégiale.
La Maison de la halle
Une collecte fédère 400 contributeurs, et permet de réunir près de 40 000 €. En 2018, la Maison de la halle est propriétaire de ses murs et, après un gros chantier collectif, ouvre ses portes en juillet 2019. Le projet balaie tous les aspects d’une vie au village épanouissante et solidaire : programmation festive et culturelle, expos, projections, conférences, débats, jeux, mixité sociale et générationnelle, initiation au numérique, accompagnement administratif, aide aux démunis, soutien au logement, à l’alimentation, à la parentalité, lutte contre les violences et les discriminations, éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle, etc. Accessoirement, c’est cette vocation et cette philosophie qui conduisent l’association à décider en assemblée générale de ne pas appliquer le contrôle du passe sanitaire en 2021.
Avec une telle pluralité d’actions, l’association engage, par une convention passée avec la CAF, la préfiguration de sa labellisation comme « espace de vie sociale » (EVS) dont elle coche toutes les cases, et obtient pour cela une subvention de 23 000 € en 2021. De plus, début 2021, un arrêté préfectoral de la région Occitanie met en place un dispositif d’aide à l’embauche en zone de revitalisation rurale (ZRR) pour le secteur non marchand. Il vise l’inclusion durable dans l’emploi des personnes les plus éloignées du marché du travail. Tout cela permet à la Maison de la halle d’embaucher à mi-temps quatre salariées en contrats aidés co-financés par l’Agence de services et de paiement et le Conseil départemental, dans le cadre du Parcours emploi compétences (PEC), pour soutenir des dynamiques citoyennes sur la commune et ses alentours. Elle peut alors accompagner treize structures d’intérêt général, d’un garage associatif à une friperie en passant par l’école de philo, dans la création d’emplois d’insertion : une administratrice, une chargée de mission pour un diagnostic social de territoire, une chargée de communication, une animatrice de chantiers et de projets de création de logements, un animateur du partenariat pour l’habitat collectif, entre autres. De février à novembre 2022, la Maison de la halle compte même une cinquième salariée, recrutée en contrat unique d’insertion pour neuf mois, le temps de structurer davantage l’action de la Caisse de solidarité et de monter la Magnyfestation organisée en septembre 2022 pour fêter les 25 ans de la mort de Colette Magny.
À rebours de la défiance historique des acteurs associatifs locaux envers les institutions et les collectivités, la Maison de la halle « fait les choses bien » : elle s’implique utilement dans le conseil de développement du Pôle d’équilibre territorial rural (PETR), collabore à l’inventaire du patrimoine, contribue à enrichir le « projet de territoire » auquel tiennent tant les collectivités.
En 2022, patatras ! Les collectivités se dérobent, la subvention annuelle n’est pas renouvelée, les aides sur les salaires tombent de 80 % à 50 voire 40 %. Deux des emplois prennent fin avant l’échéance des 24 mois prévus, les autres suivent en 2023. La Maison de la halle, à nouveau, ne peut plus compter que sur la ressource bénévole. Il est possible qu’un projet de centre social intercommunal sabote les initiatives associatives d’EVS, ce dont pâtirait également le Bazart textile à Saint-Antonin, avec la même logique de reprise en main de ce type d’actions par les collectivités (comme la MJC a pu le constater à Albi, par exemple). Les Francas, quoique missionnés moyennant finances sur l’accompagnement du projet d’EVS, jettent l’éponge.
Le problème n’est pas platement administratif. Il est bien politique. À titre d’exemple (risible), quand la Maison de la halle sollicite la municipalité pour qu’elle soutienne la Magnyfestation, la mairie, négligeant le fait que la notoriété et la dynamique du village doivent beaucoup à cette figure atypique de la chanson engagée que fut Colette Magny, répond qu’elle sera certes « facilitatrice, mais certainement pas partenaire : on ne veut rien avoir à faire avec une communiste ». Vade retro, le communisme c’est contagieux ! Du reste, la Colette était moins communiste que gauchiste, anarchiste, libertaire ou féministe, mais on a pu voir que le lexique politique des élus, même dicté par la Préfecture, s’avérait assez approximatif.
Il y a encore autre chose. Interrogée sur l’interruption de la procédure d’agrément en tant qu’EVS, une salariée de la CAF lâche innocemment que rien ne peut être débloqué avant les conclusions d’une enquête de la Préfecture sur la Maison de la halle. Fichtre !
L’État de non-droit
La situation de la Maison de la halle s’avère emblématique. Peu à peu, les multiples acteurs associatifs, culturels, artistiques du territoire sortent de leurs problématiques respectives, partagent leur désarroi, et constatent que le phénomène frappe une large part du tissu local, de Saint-Antonin à Laguépie en passant par Caylus, Varen et Lexos. Le refus de dialogue s’est inversé. Après avoir pu snober les collectivités au début des années 2000, c’est à présent au tour des associations de se voir ostracisées. Avec l’arrivée de nouveaux élus inexpérimentés, lors de l’important renouvellement politique local survenu en 2014, on avait observé un resserrement et une tension grandissante entre les collectivités et les associations ; mais ce bannissement connaît un paroxysme en 2023. Tout ce qui ferait sortir leurs initiatives de la marginalité, tout ce qui contribuerait à leur légitimation, à leur pérennisation, voire à un début d’institutionnalisation, est discrédité. Leur marginalisation est l’œuvre de la puissance publique, soucieuse d’ériger un cordon sanitaire entre ces acteurs et leur territoire.
La défiance des élus locaux est alimentée par des alertes, toujours officieuses, émanant de la Préfecture et autres services de l’État. Dans l’histoire des dix dernières années, qui a connu la ZAD de Sivens, le passage de Longo Maï deuxième génération, la zone libre anti-passe sanitaire, l’essaimage des Soulèvements de la Terre, le territoire est, par calcul ou par bêtise, vu comme le repaire de zadistes, anti-vax, éco-terroristes, sectaires, fichés S et autres séparatistes de la République. On a déjà vu ça à Tarnac. L’État intimide. Le tissu local endure un tir croisé d’inspections en tout genre, fiscales, sanitaires, administratives et j’en passe. Ainsi, au Boui-boui du pays, guinguette associative, l'URSSAF et la direction départementale de la protection des populations (DDPP, anciennement direction des services vétérinaires) débarquent, flanquées de six gendarmes qui contrôlent également l’identité des adhérents à l'intérieur du site. Sans parler d’autres associations qui, soucieuses de jouer l’apaisement ou redoutant les représailles, ne souhaitent pas voir leurs déboires, pourtant comparables, évoqués dans ces colonnes ni reliés en quoi que ce soit à ce contexte délétère.
En outre, au-delà de ce classique usage dissuasif des instruments du droit et des règlementations, l’État montre ici une dérive autoritaire qui, justement, chie sur le droit et les procédures. On assiste ainsi à la combinaison d’un usage du droit comme matraque, et du mépris du droit face à des collectifs qui, eux, en maîtrisent les rouages et les outils. Alors, les conventions que tel ou tel service de l’État, qu’il s’agisse d’action sociale ou de culture, a signées en bonne et due forme avec les associations, l’État lui-même les raye d’un trait.
Les gens de terrain, techniciennes, fonctionnaires, des diverses collectivités et institutions, s’entendent signifier, oralement, de façon informelle, la recommandation de ne pas travailler avec ces associations qui ne sont pas en odeur de sainteté. Souvent, la recommandation vire à l’injonction. L’arme fatale, sans qu’elle soit publiquement invoquée, c’est le « contrat d’engagement républicain », instauré par la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République (dite loi contre le séparatisme) qui confie aux préfets de département et de région une mission de contrôle des associations, et leur confère la responsabilité de leur accorder (ou pas) des certificats de moralité républicaine et de loyauté envers l’État. De fait, cela revient ici à ce que le ministère de la Culture, et les autres, et les collectivités territoriales, soient inféodés au ministère de l’Intérieur. C’est le propre d’un État autoritaire.
Ce boycott est rapporté par moult acteurs de terrain, qu’ils soient médiathécaires ou institutrices. C’est souvent petit, mesquin, infime, mais mis bout à bout, ça donne un processus d’ostracisme systématique. L’association de parents d’élèves de Varen se voit refuser le prêt de la salle des fêtes. On relève des refus d’embauche surprenants, concernant des candidats bénéficiant de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, et donc censément prioritaires. Sandie Keignaert, dont le projet culturel est bien accueilli sur le fond, s’entend gentiment déconseiller de domicilier son association à Verfeil car cela lui vaudrait de finir en dessous de la pile des dossiers à instruire – et ce, de la part de trois ou quatre informateurs différents, comme s’il y avait consensus sur le sujet.
La compagnie circassienne Mauvais coton et tant d’autres sont déréférencées du catalogue d’artistes de Tarn-et-Garonne Arts & culture (TGAC), agence qui (comme l’ADDA dans le Tarn) a pourtant pour objet de « soutenir, développer et promouvoir la culture sur l’ensemble du territoire départemental, dans le respect des droits culturels de tous » (défense de rire). Interpellée lors de son assemblée générale par des acteurs culturels porteurs d’une pétition, sa présidente, Valérie Rabault, députée PS de la circonscription diabolisée, nie avoir jamais relayé de consigne de boycott, ce que démentent les acteurs de terrain sous couvert de l’anonymat. On n’ose croire que, vice-présidente de l’Assemblée nationale, pressentie par Macron pour Matignon en 2022, Valérie Rabault soit une perdrix de l’année. Ce n’est pas la députée rurale, un peu bouseuse, un peu naïve, le bon sens près de chez vous. C’est au contraire le genre de créature politique qui a de l’entregent, des antennes partout et des convictions nulle part. Mais loin de se faire l’avocate du « développement local » de sa circonscription, Rabault manie la langue de bois, et sa rhétorique a un goût de sciure.
Cette opération d’ostracisme systématique des acteurs culturels sulfureux est également observée, ces derniers temps, dans des territoires similaires au bassin verfeillais, à l’instar du plateau des Millevaches, où se trouvent des communes au dynamisme comparable, telles que Tarnac ou Faux-la-Montagne (qui, comme Verfeil, compte trente associations pour 460 habitants). Mais là-haut, cette situation ubuesque a, après un premier courrier du réseau Astre représentant les acteurs culturels locaux, poussé le 30 juin dernier Éric Correia, président de la communauté d’agglomération du Grand-Guéret, puis le 12 juillet, les élus municipaux de Felletin (Creuse), à apporter leur soutien aux associations par des lettres adressées au préfet de la région Nouvelle-Aquitaine, Étienne Guyot, et à la préfète de la Creuse, Anne Frackowiak-Jacobs1. Manifestement, leurs homologues tarn-et-garonnais, Valérie Rabault et consorts, répugnent à se mouiller et à emboîter le pas à un révolutionnaire tel qu’Éric Correia, membre du Parti radical de gauche. Toujours ce regrettable manque de culture politique : ils doivent confondre le PRG avec un repaire de radicalisés de gauche.
Bref, le canton de Verfeil, ou le plateau des Millevaches, subissent peu ou prou le même type de discrimination à l’adresse postale et de diabolisation au nom du « respect des principes de la république » qu’on croyait ordinairement réservées aux cités basanées des grandes villes. Chacun a ses fichés S, et sa radicalité. Verfeil, Varen, Tarnac, Faux-la-Montagne, Nanterre… même combat.
1. Christophe Ayad, « Sur le plateau de Millevaches, une "liste rouge" d’associations privées de subventions », Le Monde, 9 août 2023.↩