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La pomme de concorde

Jikabo

Photo de Jikabo
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Après quasiment 40 ans d’existence, la légendaire Radio Cagnac a cessé d’émettre sur le nord du Tarn cet été. Son fondateur, François Granizo, âgé de 88 ans, a raccroché les micros. Radio Cagnac, c’est cette improbable station FM, attachante et désuète, sur laquelle l’autoradio tombait, au 93.4, quand, entre Albi et Cordes, il avait perdu Radio Albigès sans aussitôt trouver CFM. Musette, variété, airs traditionnels, très peu de parlotte et aucune publicité. On la regretterait presque. Mais, breaking news, la fréquence pourrait (conditionnel journalistique de rigueur) être reprise par La Concorde FM. Dans un tout autre style.

Attention, de prime abord, le projet de Concorde FM ne semble pas entaché du même sympathique amateurisme que Radio Cagnac. De prime abord, bien sûr, parce que la première et pour le moment unique évocation de cette possible reprise de la fréquence (et du matériel) apparaît, excusez du peu, au détour du programme de l’événement national que furent les Assises de l’Information et du Journalisme, lesquelles se sont tenues du 9 au 13 novembre 2022 au domaine du Vergnet à Moularès, dans le Tarn. Ainsi, les 9 et 10 novembre, le créneau de 9 heures à midi et demi a été consacré à des « rencontres informelles entre les participants ou atelier de recueil des propositions de la part des citoyens pour la programmation de la radio locale La Concorde FM (reprise de Radio Cagnac) ». C’est sans doute du teasing. Nulle autre mention sur la grande toile, à ce jour, de Concorde FM – « Concorde », quel drôle de nom… pour moi, c’est celui d’une place parisienne où on tourne en rond, ou celui d’un avion dont le crash a fait 113 morts. Prometteur.

Ces assises étaient organisées par Imagine l’avenir, association dont l’objet est la « création d’espaces / temps de rencontres thématiques, évènementielles ou durables, en faveur de l’expression des organisations et des citoyens pour l’intérêt général, et en vue de l’invention et de la construction d’un modèle sociétal fondé sur les Valeurs de la République et le principe de Laïcité » – texto, majuscules comprises. Imagine l’avenir est issue de la rencontre entre Imagine Carmaux, une de ces associations qu’on dit citoyennes et socioculturelles, et l’Arcadie d’Albi. L’Arcadie, c’est cette asso qui, sous la férule d’un certain Thomas Brun, personnage non dénué d’entregent ni d’ambition, se faisait fort d’animer naguère, avec plus ou moins de talent, des débats citoyens çà et là, de la MJC aux fins de manifs anti-passe. À cette invitation d’Imagine l’avenir se joint La Concorde TV, qui se veut « la première télévision citoyenne nationale française ». Vu le nom, la Concorde FM serait donc l’antenne locale d’une initiative qui ne se limite ni au Tarn, ni à la bande FM.

Ces assises disent s’inscrire dans un certain « programme KANT au service des Valeurs de la République Française et de l’émergence de la cité des Sciences et des Arts ». À leur menu, des questions essentielles. Comment traiter l’information de l’actualité ? Comment relancer l’investigation ? La Charte de Munich1 est-elle d’actualité ? Également, une rencontre-débat « avec les élus de la région » (plus vague, tu meurs) sur le thème : média et institutions, quels rapports pour demain ?

Les invitations à cette sauterie supersonique, exhibées en tête de programme, ratissent très large, dans le style poudre aux yeux. D’abord, à tout seigneur tout honneur, y sont conviés les gros machins, sources de légitimité : l’Union internationale de la presse francophone (UPF), qui est la plus ancienne association francophone de journalistes ; l’Alliance internationale de journalistes, qui a pour objet la responsabilité des journalistes et des médias envers la société ; la Fédération européenne des journalistes (FEJ), la plus vaste organisation de journalistes en Europe ; ou encore la Fondation suisse Charles Leopold Mayer, qui « soutient des mouvements et des organisations de la société civile dans leurs actions de plaidoyer en faveur d’une transition sociale et écologique ». Mais aussi l’AFP, France Télévision, Radio France, la « presse régionale d’Occitanie », Sud Radio, et les radios associatives locales comme CFM, R d’Autan, Radio Saint-Affrique, ou Radio Albigès. Pêle-mêle, on trouve aussi dans cette liste d’invités Le Media (proche de la France Insoumise) ou Blast (fondé par Denis Robert, le David journalistique qui affronta le Goliath Clearstream).

Il s’avère que tout ce beau monde aura hélas boudé cet événement majeur. Mais la porte du Vergnet était très largement ouverte. À « l’ensemble des médias indépendants Internet ». Dans la liste des invités pressentis, on trouve donc également une flopée de chaînes youtube et autres web-médias, évoluant entre complotisme rudimentaire et fachosphère habile, d’une diversité chamarrée, mais peu ou prou fédérés par le rejet de Macron, le soutien aux Gilets jaunes, un positionnement critique sur le Covid, des problématiques orientées vers la perte de la souveraineté, le mondialisme, l’oligarchie, et parfois une sympathie franche pour Trump, Poutine, Elon Musk ou… François Asselineau. On trouve même, dans ce casting, monsieur Didier Maïsto en personne, ancien patron de Fiducial Médias, propriétaire de Sud Radio et du mensuel Lyon Capitale, qui a désormais lancé sa propre télé sur le Net : Place des audacieux. Rien ne garantissait que toute cette faune éclectique embarquerait bras dessus bras dessous à bord du Concorde. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que ces invitations tout azimut se révèlent peu regardantes. Ça promettait des plans de table épineux au moment des dîners.

Le site de Concorde TV contient une trace des rares médias effectivement représentés lors de ces assises2. De suite, la baudruche se dégonfle, le casting tout azimut a rétréci comme du mérinos lavé à haute température. Mais sans devenir plus sélectif pour autant. Des gens « fréquentables » – tel Jean-Baptiste Rivoire, qui a quitté Canal+, suite à la prise de contrôle de Vincent Bolloré, pour fonder le site Off investigation – y ont frayé (parfois en visio !) avec des charlatans, des illuminés, des crapules, Xavier Azalbert, directeur du site foireux France Soir, Pierre Barnérias, réalisateur du documentaire sensationnaliste Hold-up, ou encore Francis Lalanne, qu’on ne présente plus.

Surtout, ces assises étaient placées sous le haut patronage de… Jean-Claude Bourret. Les plus vieux d’entre nous connaissent la trogne bonasse et le sourire un peu niais de celui qui fut jadis rédac chef et présentateur des JT du week-end sur TF1, puis sur La Cinq, puis directeur des stations régionales de RMC, avant de terminer sa carrière en 1998 comme présentateur du 13 heures de RMC. Outre ce parcours sans faute dans la jungle des médias indépendants, qui ferait passer le susnommé Didier Maïsto pour un perdreau de l’année, Jean-Claude Bourret a une autre expertise à livrer. Ufologue renommé, autrement dit spécialiste ès OVNI, figurez-vous qu’en 2006, il a envoyé un message aux extraterrestres via les antennes du Centre national d’études spatiales (Toulouse), à 300 000 kilomètres par seconde, vers le système stellaire multiple de l’étoile Errai, situé à 45 années-lumière de la Terre dans la constellation de Céphée. Son message devrait arriver à bon port vers 2051, et si par chance d’éventuels extraterrestres le captent, le décodent et y répondent, immédiatement et par le même moyen, leur réponse ne serait pas reçue sur Terre avant 2096. La question, dès lors, se pose, en effet : à ce rythme-là, comment traiter l’information de l’actualité ? Faute de converser avec E.T., Jean-Claude Bourret a animé avec la Nouvelle Arcadie une conférence-débat sur le thème « Quel système d’information par et pour les citoyens ? » – mais aussi et de surcroît, un débat sur les phénomènes OVNI.

La concorde, soit, mais (comme l’humour, comme la baise) pas avec n’importe qui. L’harmonie lénifiante et cucul-la-praline que suggère ce nom de baptême tend à remplacer un consensus par un autre, la pensée unique des médias dominants par un nouveau credo républicain et souverainiste, aussi peu convaincant, gommant la discorde, le dissensus inhérent au politique, au profit d’un semblant d’unité nationale par-delà les intérêts divergents. Le nom de cette radio évoque trop, à mon goût, l’esprit de cette « fête du Travail et de la Concorde sociale » instaurée le 1er mai 1941 par le régime de Vichy en lieu et place de la fête des Travailleurs, jugée beaucoup trop clivante.

Alors, vu la composition éclectique du comité des sages penchés sur le berceau de cette Concorde FM, il faudra écouter attentivement le type de discours qui aura remplacé la musette cagnacoise. Il est à craindre que ces assises et leur concorde, gnangnan sinon suspecte, ne nous promettent pas une presse debout.

Jikabo

1. La Charte de Munich est la déclaration des devoirs et des droits des journalistes, signée le 24 novembre 1971 à Munich et adoptée par la Fédération européenne des journalistes.

2. ‹www.laconcordetv.fr/2022/11/les-assises-de-linformation-et-du-journalisme

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