Suspendez-les haut et court
Coquelicot
Céline, c’est une copine rencontrée au syndicat. Elle est éducatrice spécialisée, enfin elle l’était jusqu’à ce qu’on l’empêche d’exercer cette profession. Céline, elle est de toutes les luttes contre l’injustice ; elle est de celles qui ne lâchent rien, et pour elle ce n’est pas un simple slogan. Aujourd’hui, elle en paie le prix fort : parce qu’elle refuse de présenter un passe vaccinal, obligatoire dans son boulot, elle a été suspendue, privée de salaire et de droits. Elle me raconte ça les larmes au bord des yeux, sans jamais les laisser couler : « Je n’ai plus envie de pleurer pour ça, je l’ai trop fait. »
Suspendue. Céline, elle trouve que le mot est bien choisi. Elle se sent « en suspens », dans un entre-deux mal défini, une zone d’attente qui est aussi de non-droit. Elle est un peu perdue quand on lui demande de se présenter. Le prénom, ça va, elle assure, mais dès qu’il s’agit de sa profession, ça devient plus nébuleux : « Si je devais me définir par mon métier, eh bien… je pense que j’ai été éduc, et depuis le 16 septembre je ne sais plus trop ce que je suis. Je suis intérimaire, en tout cas pour le moment, en tant que factrice. Voilà, du coup, on ne sait plus trop ce que l’on est à ce moment-là. » Le moment en question remonte au 16 septembre, lorsque devient effective l’obligation vaccinale dans certains secteurs professionnels comme la santé. Les éducatrices spécialisées ne sont pas concernées, sauf si elles bossent dans une structure médicalisée, et c’est le cas de Céline qui travaille – travaillait – à la Fondation Bon Sauveur, institution privée albigeoise, spécialiste des troubles psychiques et des handicaps sensoriels. Céline y travaillait depuis treize ans, « et au bout de treize ans, on nous jette comme ça, sans nous donner de nouvelles, sans nous parler, sans nous demander comment on va. Enfin on n’est rien, on disparaît d’un coup d’un seul. » Parce que c’est ainsi que ça s’est passé, et c’est sans doute le plus amer pour Céline.
Quand l’obligation vaccinale est annoncée, le 12 juillet, elle est alors en congés. Au début, elle n’y croit pas, mais elle se bat, ainsi que le pavé : au lieu de partir en vacances, elle manifeste tout l’été pour défendre nos droits. Porte-parole d’un syndicat, elle donne de la voix pour dénoncer les atteintes à l’accès aux soins, ou l’argent public gaspillé dans l’embauche de vigiles de sécurité à l’hôpital. Elle est très en colère, mais l’obligation vaccinale, elle n’y croit pas, elle pense que c’est une menace qui ne sera pas mise à exécution. C’est trop énorme, il y a trop de besoins en personnels soignants, au point que pendant la crise du Covid on les envoyait bosser même s’ils étaient positifs, sans protection parfois. Le 31 août, Céline reprend le travail ; tout le monde évite le sujet. On glisse bien quelques questions aux chefs, mais on n’obtient pas de réponse. Céline attend, dans l’incertitude…
Nombreuses, mais isolées
« Et puis arrive le 15 septembre, et il fallu que ce soit moi qui téléphone au Bon Sauveur pour savoir ce que je faisais le lendemain, parce que personne n’avait daigné m’appeler. On m’a répondu que je ne venais pas travailler, que je n’avais pas l’autorisation de venir travailler, et que j’allais recevoir un courrier. » Un courrier recommandé arrive, effectivement : elle est suspendue jusqu’à ce qu’elle présente le dû schéma vaccinal. « Ma cheffe coordinatrice, c’est une ancienne collègue, c’est des gens avec qui j’ai travaillé en direct ; et même pas un SMS, même pas un appel pour savoir comment je vais. Après treize ans de boîte… Et puis on bosse dans l’humain. Il me semblait que, quand même, on était un secteur où il y avait un peu d’humanité, et en fin de compte pas du tout. » Céline est élue du personnel ; en cette qualité, quoique suspendue, elle siège au CSE (Comité social et économique), qui se réunit quelque temps après sa suspension. « Le CSE a commencé en parlant des chèques-vacances et des mobil-homes, et là je suis intervenue en disant que, quand même, il y avait actuellement des gens suspendus, sans aucune nouvelle de la hiérarchie, complètement laissés à l’abandon. Et on a pu un peu aborder la chose. La DRH a accepté d’en recevoir certaines, deux mois plus tard… Ça n’avait aucun sens, ça faisait déjà deux mois qu’on était dans une merde financière et morale… parce que je crois que, avant les finances il y a le moral qui en prend un coup. » Pour cet entretien, Céline demande a être accompagnée par un syndicat et on le lui refuse : « En droit du travail ça ne s’est jamais vu. Et c’est passé comme une lettre à la poste ! » L’entretien ne servira à rien, on lui propose de voir un psychologue, elle répond qu’elle n’a pas le temps, qu’il faut qu’elle bosse. On lui demande si elle accepte d’être contactée par sa directrice directe, elle dit oui. Elle attend toujours…
Céline n’est pas seule : au Bon Sauveur, il y aurait une dizaine de personnes suspendues. Les contacts sont rares et difficiles : être suspendues, c’est aussi être isolées. La résistance est fragile, celles qui la poursuivent se rencontrent peu, voire pas. « On a un groupe de messagerie où on essaie de prendre des nouvelles, savoir comment on va. On pensait à des actions, mais je crois qu’on a aussi été happées. Chacune, on s’est retrouvées dans des situations financières, familiales, qui ont fait que… » Cette suspension les laisse sans aucun droit : « On n’a droit à rien. Je crois que depuis que j’ai seize ans je travaille, je cotise pour que si jamais il m’arrive quelque chose j’aie le droit d’avoir une compensation salariale ; eh bien là, je n’ai pas droit au chômage, je n’ai droit à rien. » Elle a même des paies négatives parce que, sans salaire et suspendue, elle doit néanmoins s’acquitter de la prévoyance et de la mutuelle. La priorité c’était donc de trouver un boulot pour régler les factures et pouvoir manger.
Les tentatives d’action pour dénoncer leur situation sont un peu tombées à l’eau. Et puis, comme Céline le rappelle, « c’est aussi le travail qui fait qu’on va se retrouver, et là on n’avait plus le travail. On s’est retrouvées complètement éclatées et isolées, prises par la vie qui fait que… on lâche un peu l’affaire. » Et il n’y a pas grand monde pour la reprendre, l’affaire. Les personnels suspendus sont absents des discours des politiques, invisibles dans les médias, à peine soutenus par les syndicats. Ça l’ennuie de le dire, elle qui est très active dans un syndicat, mais elle ne s’est « pas sentie accompagnée, soutenue par le syndicat, malgré les efforts de uns et des autres, à essayer en tout cas… » Il y a bien eu de petites actions, des rassemblements pour essayer de faire parler de ces personnels suspendus, pour qu’on ne les oublie pas. Mais tout cela a été très désorganisé. Céline mentionne néanmoins la caisse de solidarité, mise en place par un petit groupe et alimentée lors des manifs anti-passe. D’autres actions se déploieront sur le terrain judiciaire. Des collègues suspendues ont pris des avocates et fait un dossier aux prud’hommes. Elles attendent la décision finale. Céline devait le faire, mais y a renoncé faute de temps et d’énergie. Elle a dû prendre un boulot, par intérim. Une situation précaire qui ne lui offre guère la possibilité de refuser les heures sup’ ou des conditions qui dérogent au Code du travail. Au départ, elle faisait quarante heures semaine, ça laisse peu de temps pour construire un dossier…
Écœurée, mais pas démissionnaire
Actuellement, elle est factrice. Au départ, les conditions étaient très rudes, mais depuis quelque temps, elle est sur un poste en remplacement, plus raisonnable du point de vue horaire. Elle aurait pu trouver un boulot d’éduc dans une structure non médicalisée (non soumise à l’obligation vaccinale), mais depuis cette histoire, elle se pose beaucoup de questions : « Je crois que ça met un coup au métier quand même, à notre secteur. Le métier c’est d’accompagner l’autre, d’en prendre soin, quand on voit comment on nous a traitées ! » Elle revient plusieurs fois sur les conditions dans lesquelles elle a été suspendue, avec ce fait qu’elle ressasse comme un traumatisme : « J’accompagnais des enfants, et je n’ai pas pu leur dire au-revoir, je n’ai pas pu leur dire pourquoi je partais. Quand je repense à ces gamins que j’ai plantés – enfin pas que j’ai plantés – qu’on m’a forcée à planter… Des gamins avec lesquels j’avais mis un an avant de créer une relation de confiance… » Difficile pour elle de se détourner de son engagement : « J’y ai laissé treize ans de ma vie, et comme je dis souvent j’ai fait plus de choses avec les gamins du Bon Sauveur qu’avec mon propre fils. C’est des boulots où on ne compte pas le temps passé loin des nôtres, et on nous dégage comme ça. » Aujourd’hui, ce job, elle n’en voit plus le sens : « Cette histoire de QR code, de passe sanitaire pour aller bosser, ça a été un peu le déclencheur. On a eu des éducs qui contrôlaient les passes des résidents. Et là on se dit “mais non, non, stop”. Le métier d’éduc pour moi, on est un peu garant des droits humains et alors, si on accepte ce qui se passe aujourd’hui, on n’est plus éduc, on fait peut-être le boulot d’éduc – et encore ! – mais on n’est plus éduc. » En fait, l’obligation vaccinale et le passe sanitaire s’inscrivent dans une longue chaîne, qui a conduit Céline à sa décision : « Tous ces métiers autour de l’autre, du soin ou de l’accompagnement à la personne… on est fracassés de partout, il faut faire du chiffre en fait, ça fait des années qu’on nous parle d’actes, d’argent, et on s’éloigne complètement du boulot qu’on faisait. Moi, je n’en veux plus. En fait, ils sont en train de nous écœurer de ces boulots-là. »
Pour l’instant, c’est encore compliqué pour Céline de réfléchir à tout cela, elle a besoin de temps, de recul. Elle a du mal à se projeter professionnellement sur du long terme. Ce dont elle est sûre, c’est qu’elle ne retravaillera pas au Bon Sauveur. Quand bien même l’aurait-elle voulu, il aurait fallu lui trouver un autre poste, le sien étant désormais occupé par… l’un de ses collègues. « C’est mon collègue avec qui je fumais la clope qui a postulé sur mon poste. Donc, oui, ça aussi… J’ai eu l’impression d’avoir la double peine. » Les réactions n’ont cependant pas toutes été de cet ordre : « Il y a des collègues qui étaient proches de la cause, qui ont fini par se faire vacciner, parce que voilà avoir un travail c’est important, mais qui sur les postes des suspendues n’ont jamais postulé par principe, en renvoyant au chef de service “mais non, vous avez des gens compétents que vous avez foutus dehors, vous vous démerdez, on ne postulera pas sur ces postes”. » Elle poursuit, ravalant son amertume : « Avec le recul, je n’en veux pas à ceux qui ont postulé. C’est peut-être parce que c’était plus simple avec ce poste-là pour leur vie familiale, personnelle, et même professionnelle. » Quoi qu’il en soit, dans la structure où Céline travaillait, les éducs suspendus furent facilement remplacés, plus facilement, par exemple, que l’orthophoniste elle aussi suspendue. Le plus difficile, ce fut de remplacer les infirmières à l’hôpital : les suspensions étant venues s’ajouter à des démissions et des arrêts maladie.
Démissionner, elle ne l’envisage pas, ce serait renoncer à ses droits. Ce qu’elle attend désormais, c’est qu’on la licencie, ou mieux qu’on lui octroie une rupture conventionnelle. Sa revendication, c’est que tous les personnels suspendus sortent de ce statut bâtard dans lequel on les a placés. Elle voudrait que les syndicats fassent remonter cette revendication : « Moi, sincèrement, j’avais pensé qu’on nous licencierait pour inaptitude. C’est une question de santé qui relève de la Médecine du travail. Si je ne suis pas vaccinée contre l’hépatite B, la Médecine du travail me déclare inapte au travail. Mais là, on ne passe même plus par elle, ce sont les directions qui disposent des passes sanitaires et les contrôlent. On a perdu toute notion de droit. Le Code du travail on l’a cramé, les quelques pages qui restaient, on les a brûlées. Donc moi j’attends de pouvoir partir de cet établissement-là comme tout le monde, pas par la petite porte. »
Elle se souvient de dossiers qu’elle a défendus avec son syndicat : « Quatre mois avant cette histoire de passe, on a accompagné un salarié qui harcelait du personnel et qui est parti avec 40 000 €, à qui on a accepté une rupture conventionnelle alors que c’est lui qui harcelait, et une autre qui a été licenciée pour faute, et qui a touché son droit au chômage. » Les personnels suspendus, eux, ont eu pour seul tort de ne pas présenter un passe vaccinal, ça n’est même pas considéré comme une faute qui leur vaudrait licenciement, ça ne leur donne droit à rien, et ça fait plus de cinq mois que ça dure. Il est long le purgatoire. Et il n’a même pas pris fin avec la suspension du passe vaccinal ! Les professionnels concernés restent soumis à l’obligation vaccinale.
Quand on demande à Céline si elle regrette son choix, elle hésite un peu avant de dire : « Non, je pense que si j’avais fait un autre choix, je ne serais pas bien. Je pense que c’est juste, qu’il n’y avait pas d’autre solution possible. Ce passe, c’est quand même catastrophique, des gens qui retardent leurs soins parce qu’ils n’en ont pas, ou qui se font mettre des cotons-tiges dans le nez toutes les semaines pour une chimio ou une radiothérapie. » Mais elle ajoute : « Après, je regrette une chose, c’est d’avoir stressé les gens autour de moi, ça par contre, oui, je regrette, mais à la fois, je crois que c’est la première fois où j’ai pensé à moi, pour de vrai, là c’était moi, ce n’était pas possible pour moi, et pour les autres non plus. Après, ce qui est dur, c’est les conséquences pour les gens autour de soi, qui souffrent, et il faut les rassurer en disant que ça fait du bien de s’opposer à un truc qui est complètement délirant. » Quant à nous, on aimerait qu’il y ait plus de gens qui pensent à eux de cette façon-là.