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La balle au centre

Valéry

Photo de Mathu CK
Photo de Mathu CK

Le confinement est un trauma planétaire. On ne prendrait pas beaucoup de risques en affirmant que tous, nous faisons l’expérience de ce trauma, à l’intérieur de nous. Quelque chose s’y trouve changé de façon irréversible. C’est qu’il ne s’agit pas d’un simple traumatisme sanitaire, comme on voudrait bien nous le faire entendre, mais d’un trauma politique.

Car tous, nous avons cédé. Dès le premier jour du confinement, ce fut mon premier sentiment. Nous avons cédé. Beaucoup. Facilement. Nous avons cédé, ou concédé, puisqu’en tout état de cause, c’est sans pousser l’analyse des tenants et des aboutissants, que nous avons accepté docilement de nous voir appliquer pareille méthode. Dans un réflexe collectif effrayant, nous avons globalement négligé l’étude précise des motifs, des risques, des raisons, des fins, des conséquences du confinement, en consentant pourtant à tous les moyens. De ce fait, on peut dire que, virtuellement, nous avons collectivement cédé à n’importe quoi. Nous avons, malgré nous, fait nôtre un paradigme (sanitaire) discutable, qui a soutenu tous les discours gouvernementaux-médiatiques. Nous l’avons accepté incidemment. Cela laisse un fond indélébile, fait d’effroi et d’humiliation, et qui rancit avec le temps qui passe. Le coronavirus est un révélateur ; cela a été dit1. Et le peuple se révèle passif. Il l’était, déjà… et pris dans sa globalité, il a, ces dernières décennies, cédé passivement – ou disons, de gré ou de force – à de nombreuses réformes antisociales et fondamentalement impopulaires. Cette passivité « à toute épreuve » fonde une expérience psychosociale d’angoisse, mêlée d’impuissance et de répugnance envers le cours tout à fait spectaculaire des événements.

Et ce pendant qu’un gouvernement central se révèle lui aussi. Qui fait comme il Lui plaît ; qui écoute les scientifiques qui Lui plaisent, respecte les règles qui Lui vont, se moque pas mal de Son impopularité… nous domine pas mal. Un gouvernement qui semble avoir fusionné avec les canaux de diffusion, si bien qu’on ne sait plus si l’on doit entendre la moindre expression spectaculaire comme un décret ! Un gouvernement de « centre droit » qui, enfin, prend la place d’un gouvernement central de droite. Un gouvernement qui n’a pas conscience de son dehors… qui n’a, dans le monde réel, pas (encore) de dehors. Être confiné, c’est être gouverné par le dedans. Être gouverné c’est, en puissance, être confiné. D’ailleurs, quitter son domicile, c’est s’accorder personnellement le droit de déroger à ce que dit la télé.

Et pourquoi ne sont-ils pas confinés, ceux-là ? J’ai pas bien compris. À quelle continuité doivent-ils participer, qui soit si impérieuse ? Pourquoi n’a-t-on pas remis en cause le caractère « indispensable » de ce personnel qui se presse et rayonne devant les caméras, pour y entériner, sans masque ni gants, notre nouveau logiciel ? Qui a émis un doute sur la nécessité de continuer leurs programmes ? Grand moment de reformatage des masses ! Vite, tout changer ! Et ça n’est que pseudo-pédagogie qui, sous ses airs de donner les réponses, masque le fait que c’est elle qui pose les questions. C’est un double processus de cadrage-apprentissage : les réponses à toute question, d’une part, participent à l’adaptabilité du citoyen-spectateur, et d’autre part, orientent l’attention par l’arrière : en imposant les problèmes. Bref, la nouvelle Loi taille dans la masse psychique. Les médias font leur job de reconfiguration du grand logiciel. À mon avis, il faut tout prendre (les indicatifs, les subjonctifs, les conditionnels) pour des annonces. Non pas nécessairement que tout ce qui s’y dit arrive, mais l’objectif majeur est principalement de nous préparer. (Dans le merdier, cette perle d’un annonceur : « Les entrepreneurs sont les soignants de l’économie ».)

La violence psychologique d’une telle situation a quelque chose à voir avec l’abîme qui réside entre l’hyper-concentration du pouvoir et l’hyper-répartition de ses lieux d’application (les domiciles), qui ne serait possible sans l’assentiment plus ou moins coupable de nos consciences, sans cette concession que, dans le fond, nous leur faisons depuis. Pour celui qui a moins peur du coronavirus que du néolibéralisme, se confiner revient à se renier de force. Et à laisser penser qu’effectivement, un combat microbien a la priorité sur un combat politique. Ne nous y trompons pas : la politique continue, sans nous. La voie est libre.

Demain, au nom d’un paradigme pseudo-sanitaire, nous porterons un masque qui sera, outre l’agent efficace de la « distanciation sociale », un ressort biopolitique important. Il n’est pas anodin de vivre dans une société où chacun s’obture l’organe de la parole. Faire entrer le masque dans le système, c’est cuisiner un environnement social plus inexpressif et une individualité plus isolée encore. Le masque, c’est la version portative de nos portes closes. Mon masque, c’est ma porte à moi, c’est mon confinement que je balade. Mais c’est encore et toujours cette irréparable concession qui me colle à la peau et me suit partout. Et le confinement mental débouche sur des mentalités de confinés. Si seulement ce pouvoir était au centre de tous, nous pourrions l’encercler, mais il est plus que jamais au centre de chacun, et est à ce titre intouchable. Dure police.

Je me moque de savoir si les méthodes employées sont efficaces. Je suis d’accord pour dire qu’il est prouvé que la séparation généralisée de tous diminue les contacts entre eux. Ça, c’est du solide, c’est bon ! Je ne juge pas la méthode inefficace, je ne veux simplement pas parler de la méthode ; mais l’absence quasi unanime de réticence à se faire enfermer, et finalement l’imposition générale et facile du paradigme sanitaire et de son cadre autoritaire, restent pour moi le phénomène majeur de ce moment : ce qui le rend réellement historique. Personnellement, je jubile à l’idée que des scientifiques préconisent une succession de périodes de confinement et de déconfinement jusqu’en 20222; et pourtant, j’angoisse à celle qu’on nous confine encore. Et si facilement. Cette séparation de nous tous, dans ce temps plus critique que jamais (à l’échelle d’une vie), est irréparable. En cela elle est un trauma. Pour ma part, je ne crois pas qu’à nouveau puisse avoir lieu la séparation généralisée, la voie libre pour le capitalisme, la neutralisation de toute contestation. Et à la fin, il nous appartiendra de nous déconfiner jusqu’au bout.

Pour l’instant, la balle au centre.

Valéry

1. Voir par exemple « Un laboratoire in vivo », Saxifrage.

2. « Coronavirus : qu'est-ce que le "stop and go", l'une des stratégies à l'étude pour gérer l'après 11 mai ? », France Info, consulté le 27 avril 2020 sur <francetvinfo.fr>.

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