Appels mécaniques
Boris Vézinet
Situé avenue Bouloc-Torcatis à Carmaux, le bâtiment C1 est un immense rez-de-chaussée. À l’entrée, une pancarte indique : CCA International. À l’intérieur, « le plateau », un vaste open space où travaillent 360 chargés de clientèle. Leur boulot ? Prendre les appels des clients Orange et satisfaire leurs exigences, sans oublier de leur glisser la nouvelle offre commerciale, gage de la rentabilité du site.
Au début des années 2000, les entreprises ont radicalement transformé la relation qu’elles entretenaient avec leurs clients. Ils sont désormais mis à distance dans une relation sans fil. Le service après-vente, la résolution des problèmes techniques, les démarches commerciales se font par téléphone dans les centres d’appels où les salariés sont soumis à une rationalisation du travail poussée à l’extrême : temps chronométré, écoute des conversations, objectifs toujours plus élevés, isolement, perte d’autonomie.
Dans le sillage du projet Cap Découverte, Paul Quilès a eu la brillante idée de favoriser l’implantation d’un de ces centres à Carmaux. Le syndicat intercommunal de la Découverte (SID) a construit un bâtiment, le C1, qu’il loue depuis 2002 au groupe CCA International. CCA International, sixième entreprise française du secteur, sous-traite les relations clients de grandes entreprises comme Orange, avec qui elle réalise 95 % de son chiffre d’affaires1. En 2005, fort de l’expansion de l’activité, CCA obtiendra même, aux frais de la communauté de communes, la construction d’un nouveau bâtiment : le C2.
Cathy est entrée à CCA en 2008, un peu malgré elle : « Ça faisait longtemps que plein de potes me disaient : “Viens bosser six mois, ça te fera un peu de chômage et ça te permettra de rebondir.” Moi, je disais : “Non, je ne veux pas y aller !” Et puis un jour, il y a un pote qui m’a appelée, et là je commençais vraiment à avoir le couteau sous la gorge. Il a su trouver les bons arguments. » Après six mois à temps partiel, elle reste cinq ans, d’abord au 118 218, le service des renseignements, puis pour Orange. Pour la coquette somme du salaire minimum, sans augmentation de salaire, primes en sus. Le travail de Cathy, comme tous les autres chargés de clientèle, était de répondre aux attentes du client selon une trame écrite très codée, fidèle aux exigences du donneur d’ordres : « On exécutait à la lettre. Il fallait toujours parler avec le sourire dans la voix, toujours avoir un langage fleuri avec très peu de phrases négatives. » Huit ans après, elle s’en souvient encore.
Les temps d’appel sont chronométrés, pas question de rester trop longtemps avec le client au téléphone. La rentabilité du site est liée au nombre d’appels effectués dans la journée. Gérer le flux, ils appellent ça. CCA, comme dans la plupart des centres d’appels, contrôle le discours de ses chargés de clientèle. Les conversations sont systématiquement enregistrées, et parfois écoutées à l’insu du salarié, pour ne jamais relâcher la pression qui pèse sur lui. Mais résoudre le problème d’une facture n’engendre que de maigres bénéfices pour CCA. Son objectif est aussi de vendre les produits Orange, c’est là que l’entreprise augmente ses marges : « J’ai vu des responsables d’équipe dire à des chargés de clientèle : “Tu traites le problème ou pas, mais par contre, force, fais la vente, fais la vente !” On était des machines à produire du pognon », se rappelle Cathy.
Objectifs inatteignables
Maintenus au SMIC, les salariés n’ont que les primes pour améliorer l’ordinaire. Mais bon courage pour les obtenir. L’entreprise a mis en place un système de primes croisées, qui mêlent la production (le nombre d’appels), la qualité du service et la vente. « Si on en rate une, on n’a pas l’autre », explique Philippe2. « La production doit être de 103 % et plus. On est “objectivé” sur sept appels de l’heure. Il faut huit appels de l’heure pour être au-dessus de la perf prévue. Si on est en-dessous, les primes “commerce” ne sont pas payées à 100 %. Or, Orange et le site en bénéficient, puisque les ventes sont faites. Mais le salarié n’est pas payé s’il n’est pas au top. » Au top toujours et tout le temps. D’un côté, la pression constante de la direction ; de l’autre, les exigences du consommateur, dopé à l’économie de marché, qui en veut toujours plus et pour le moins cher possible. Et gare s’il n’est pas satisfait : « Après son appel, le client reçoit par Internet une enquête de satisfaction. Si je ne peux pas satisfaire le client car la réponse à sa demande n’existe pas, il peut dire qu’il n’est pas content. Ça va générer une insatisfaction du client qui va directement impacter ma prime mensuelle. S’il rappelle dans les sept jours, ça impacte aussi notre prime. »
Surveillance au travail, pression de rentabilité, surcharge de boulot, les chargés de clientèles, essorés, sont nombreux à péter les plombs. « J’ai fait des dépressions, je dormais plus la nuit, j’ai perdu du poids parce que j’en pouvais plus, on me demandait de faire des choses qui allaient complètement à l’opposé de mes valeurs. Je ne faisais que penser au boulot, je parlais boulot, mes enfants n’en pouvaient plus. Tout ça pour gagner 1 000 balles par mois. Et je n’étais pas la seule dans ce cas-là ! » s’énerve Cathy, qui a réussi à se faire licencier en 2012 après avoir bénéficié d’un congé formation. Pour Geneviève2, le constat est le même : « Les gens, ils mangent CCA, ils font tout CCA. Et après, quand ça va plus et qu’on te dit “Eh bien toi, tu sers plus à rien, je te jette comme une merde”, ben le gars, il tombe, quoi. J’en ai vu tomber et tomber en 2013-2014. De toute façon, on est du bétail, on nous parque, on nous dit : “Tu dois faire cette cadence.” Mais conditions de travail : zéro. Santé : zéro. Vas-y enchaîne. »
La réforme du droit du travail proposée en mars dernier risque fort d’accentuer la pression sur les employés de ces grands groupes : « Déjà qu’il y a de l’abus, je sais pas où on va aller, ça va être un truc de fou ! » s’inquiètent Philippe et Geneviève. Mais rendons grâce à la direction de CCA qui multiplie les « actions de bien-être » : des journées vitaminées au cours desquelles des corbeilles de fruits sont mises à disposition, une boîte de seize chocolats pour Noël, ainsi que l’instauration de sessions de massage : « On a deux jours en février et un jour en mars, soit trente salariés sur deux mois. Si t’as l’info, c’est bon. Si tu l’as pas, t’es baisé ! » ironise Geneviève. Par ailleurs, l’entreprise CCA se félicite d’être titulaire depuis 2009 du « label responsabilité sociale » qui récompense notamment « les efforts entrepris en matière de conditions de travail » (sic). Un label qui est décerné en partie par l’Association française de la relation client, présidée par Éric Dadian, également président du conseil de surveillance de… CCA International ! On notera que, malgré plusieurs sollicitations de Saxifrage, Laurence Cala, la directrice du site de Carmaux, n’a pas voulu répondre à nos questions.
Depuis 2014, la pression n’a fait que s’accentuer. Rejetée en 2013, l’annualisation du temps de travail proposée par la direction du centre d’appels, avec le concours bienveillant de la préfète du Tarn, a été acceptée l’année suivante par les deux syndicats majoritaires, la CFDT et la CGT. La méthode a été simple : soit vous acceptez, soit CCA risque fort de fermer boutique. Il faut gérer la décroissance ! L’entreprise a même su convaincre la communauté de communes de diminuer le loyer des bâtiments de 30 %. Seul SUD s’est opposé à l’accord en refusant ce jeu de dupes. L’objectif annoncé de cette annualisation était de renforcer la flexibilité et la compétitivité du site, afin d’attirer des donneurs d’ordres, et surtout de rassurer Orange pour qu’il reconduise son contrat, représentant la quasi-totalité du chiffre d’affaires de CCA. Or, comme souvent, l’annualisation a surtout permis de réduire le nombre de salariés et d’augmenter la productivité : « Quand il fallait deux personnes avant, il en faut une aujourd’hui », explique Philippe. Les gros clients ne sont jamais arrivés, mais les démissions pour ras-le-bol ou les licenciements pour inaptitude au poste ont concerné cinquante salariés en 2014 et une quarantaine en 2015.
CCA a très bien su anticiper les mouvements de grève en mettant directement les sites qu’il exploite en concurrence. Pour Philippe, « quand un des centres d’appels de la boîte débrayait, les autres suivaient. C’est plus le cas aujourd’hui, on est isolés ». Et la technologie n’est pas l’alliée des salariés, bien au contraire. Auparavant, la grève empêchait la prise d’appels, CCA ne pouvait pas satisfaire les exigences d’Orange, et des pénalités lui étaient infligées. Aujourd’hui, en cas de grève, les appels sont redirigés vers d’autres centres, « la grève n’a plus le même impact », se désole Philippe.
Alors, que faire ? Lutter ? Quitter le boulot ? Oui, mais pour aller où ? « Quand t’as passé beaucoup de temps dans une boîte, c’est toujours difficile d’aller vers autre chose. Je sais même plus où sont mes compétences, j’ai tellement fait de boulots divers et variés. Quand je sors du boulot, moi j’en pète. C’est du travail que de chercher du travail ! » déplore Philippe, un rien blasé. Contrairement à d’autres centres d’appels situés dans les grandes villes, le site de Carmaux n’est pas soumis à un turn-over important, en raison de la pénurie d’emploi : malgré les conditions de travail, les salariés restent, évitant de pointer à Pôle emploi, et quand une place se libère, les chômeurs toquent à la porte. « De toute façon, dans la société, si t’as pas de travail, t’es une merde. On te dit : “T’as du travail ? eh bien sois content, si t’es pas content, y en a d’autres à la porte” », s’énerve Geneviève, pour qui travailler à CCA devient de plus en plus difficile. « J’aime mon travail, mais un jour il va falloir que je pense à moi, malgré les crédits et les gosses. Aujourd’hui, je vais tous les trois mois chez l’ostéo, je dors mal, je suis tendue et à fleur de peau en permanence. Mais là, j’ai envie de me battre pour qu’on puisse continuer à travailler ensemble, et pas au détriment de la santé. »