Les premiers jours d’un confiné
Nicolas Rigaud

Confinement : jour 1
Hier, mon employeur, l’Éducation nationale, m’a demandé de participer à l’effort de la continuité pédagogique afin de permettre aux élèves de continuer à « apprendre » et surtout d’obliger ses salariés à travailler. En tant que contractuel zélé qui voit son contrat se finir à la fin de la semaine, je m’attelle donc à reprendre mes cours, proposer des exercices, leurs corrigés, et réorganiser la trace écrite. Une fois bouclés ces « contenus pédagogiques », j’essaye de me connecter pour transmettre tout ce bazar aux élèves. Serveurs ENT (environnement numérique de travail) saturés. Le stress des familles aux rayons pâtes-riz-farine-sucre des supermarchés a contaminé le site de l’Éducation nationale. Les élèves ne se seront pas arrogé le droit d’un lundi de glandouille. Malgré tout, les réponses des parents et des élèves ne sont pas bégueules. Ça fait plaisir, un peu d’humanité, alors que je suis planté, seul, comme un con, devant mon ordinateur avec mes manuels scolaires.
A 12 h 16, soit 16 minutes après l’instauration du confinement, c’est la douche froide. Je reçois un mail de la conseillère d’éducation. Elle nous informe de ceci : « Si dans les prochains jours, vous constatez que des élèves ne rendent pas des devoirs ou ne répondent pas à vos sollicitations, merci de m'en avertir, je contacterai les familles. En effet, dans le cadre de mes missions, je dois continuer de vérifier l'assiduité de nos élèves. Je peux avec Pronote, voir leur dernière connexion, j'ai pu tester hier. » Le monde part en couille sévère et voilà que l’adjudant-chef de la cour d’école nous demande de moucharder.
A 13 h 24, le site de cours particuliers Superprof, sur lequel je m’étais inscrit il y a plus d’un an pour arrondir mon maigre chômage, m’informe qu’il a mis en place un système de cours particuliers par visioconférence, et par groupes de deux ou trois élèves pour « réduire le prix pour les familles ». Les parents aisés pourront ainsi continuer à poursuivre leur rêve d’excellence pour leur petite tête blonde, laissant les moins fortunés dans les méandres des sites saturés du ministère de l’Éducation. 13 h 25. Devant cet état de fait, je décide de quitter le portail numérique, étrangement le seul lien social qu’il nous reste, pour gratter la terre, semer petits pois et laitues, regarder pousser les framboisiers et buter quelques limaces qui ont élu domicile dans le potager en bien trop grand nombre. L’hiver était doux.
Et puis, l’appel du ventre. Faut que je passe à l’épicerie pour prendre la commande de course. J’ai du bol, j’y vais à pied. Deux cents mètres, ça dégourdit les jambes, et puis ça me rappelle qu’il y a de la vie au bled. Papy Gérard est sur le banc, sur la place déserte, béret noir vissé sur le crâne. Pas possible de l’approcher, le vieux. Pas envie de le covider. Alors, je lui parle de loin, très fort car il est sourd comme un pot. Il entend rien, le Gérard. Il entend même pas le retour des oiseaux. Mais le vieux, il est toujours prêt à causer. Alors il se débine pas. Il se lève et s’approche en claudiquant. Et moi ? Eh bien, moi, je me recule, obligé. Et puis, je lui hurle calmement : « C’est pas Gérard, le virus. » Alors, il me regarde avec ses yeux tout ronds, lève sa canne, me sourit, et puis retourne sur son banc contempler la vie sans le son.
Confinement : jour 2
Ce matin, retour au bureau pour préparer les leçons et les exercices à envoyer aux élèves pour demain. L’impression de brasser du vent, de cogner dans le vide. Et puis résoudre les problèmes techniques des parents qui n’arrivent pas à imprimer les fichiers.
Faire classe à distance a quelque chose d’étrange dans l’ambiance actuelle. Pour les profs, assurer leur fonction ; pour les élèves, continuer à apprendre. Blanquer veut maintenir les examens, paraît-il. J’imagine déjà leur stress, leur peur d’échouer, leur inscription à Parcoursup, alors qu’au-dehors c’est la déroute complète. Continuer ses activités par le télétravail a, à première vue, quelque chose de rassurant, un pont entre hier et aujourd’hui. Ça peut permettre d’occuper l’esprit, pour certains, c’est aussi le moyen de moins se faire chier quand on est coincé dans un appartement de 50 mètres carrés. Et je pense alors au frangin dans son appartement marseillais, qui va sans doute trouver le temps long avec ses quatre mômes, mais qui verra d’un bon œil ses gamins s’occuper, entre cahiers, clavier et manuel, gomme et crayons. Se lever, bosser pour gagner la croûte – parfois amère – pouvait avoir du sens dans le monde d’avant. Dans celui du temps présent, j’en suis moins sûr. J’ai parfois envie d’envoyer aux gamins des recettes de cuisine, ou bien braver Hadopi et leur filer des liens streaming pour mater des films plutôt que de rédiger une séquence pédagogique.
Celle du jour était pour le moins cocasse et déjà dépassée. Une leçon de géographie, pour les troisièmes, intitulée « Les espaces productifs français » ! Parler de la production à l’échelle du territoire national alors que tout est à l’arrêt est absurde. Du coup, je ne sais plus très bien si cette leçon est à inscrire au programme de géographie ou à celui d’histoire.
Et puis sortir. Comme hier. Je me rends compte que j’ai de la chance d’habiter à la campagne. Comme à chaque crise grave, les ploucs s’en sortent mieux. Il y a de la place, pas grand monde, de la flotte, la forêt par la fenêtre. Le confinement s’apparente à une retraite agréable. C’est sûrement pour ça que les citadins bourgeois ont fui, comme à leur habitude, vers leurs maisons secondaires. Mais cette fois-ci, pour mieux contaminer les bouseux. La voisine, qui bosse à l’ADMR, nous a dit qu’il y a un cas grave à Salles, et un autre à Saint-Benoît. L’étau se resserre.
Alors ? Alors, je traverse la rue pour me retrouver de l’autre côté, au potager. Augustin me file la main pour désherber groseilliers et framboisiers, ramasser des betteraves pour la salade du soir et biner la terre. Il aime bien les outils, surtout les grands comme le râteau, dont l’utilisation peut s’avérer délicate quand on est encore un peu petit. Il fait beau, la vie est là. C’est le printemps. Ça gazouille, ça pousse dans tous les sens. En farfouillant dans l’atelier, j’ai retrouvé dans une boîte des vieilles graines de radis. C’est bien, les radis : un peu d’eau, du soleil, et vingt jours après on a de la vitamine en barre. Le radis craint pas le confinement, il a pas besoin d’autorisation pour pousser. Le radis, il fait la nique au corona.
Confinement : jour 3
Les nouvelles du téléchagrin ne sont pas très bonnes. Tristes, même. La chasse aux élèves récalcitrants semble avoir commencé. Les mails des profs principaux nous informent que le rectorat a les idées fermes et la tête dure. Les inspecteurs demandent, en mettant la pression sur la direction, qu’un bilan leur soit communiqué chaque vendredi sur les élèves qui ne sont pas assidus dans leur scolarité. Faire chier les familles, qui contemplent un monde en train de s’écrouler, parce que leurs minots sont des glandeurs, c’est profondément débile et stupide. Les gamins ont peut-être davantage besoin d’amour que d’exo de maths ou de règles du participe passé enfoncées à grands coups d’ENT saturé.
Cet après-midi, en grattant la terre et en nettoyant les murets en pierre qui encadrent le potager, j’ai retrouvé mes chers gastéropodes. Pas les vulgaires rampants de toutes tailles que sont les limaces, non, mais ceux avec une bicoque sur le dos. C’est vrai qu’ils sont plus jolis avec leurs antennes, leurs belles coquilles striées et leur interminable copulation. Mais ces espèces de tortues hermaphrodites et baveuses sont également de véritables gloutonnes. Elles avalent tout rond les jeunes pousses des plantes tendrement semées quinze jours plus tôt. Il faut dire qu’avec ses 25 000 dents aiguisées sous la langue, le colimaçon propose une concurrence redoutable.
Au printemps, le potager devient le théâtre d’une vraie bataille rangée. C’est le Chemin des Dames avant l’heure ! Eux avec leurs casques à quatre cornes et leurs tenues camouflage, cachés aux creux des pierres, derrières les tuiles, sous les fourrés, prêts à ramper la nuit pour faire ripaille. Et moi ? Eh bien, moi je tente nonchalamment, avec mon pistolet à bouchon, de les débusquer... l’après-midi, pendant leur sieste. Autant dire que la désorganisation dont je fais preuve rend le combat inégal.
Pour remédier à ce problème, j’ai décidé, tout en poursuivant mes nuits dans mon lit, de cueillir désormais l’escargot pour le bouffer. Quitte à rester confiné, autant découvrir de nouvelles pratiques et une utilité à la chasse aux gastéropodes. D’autant qu’avec un bon aïoli, en persillade ou à la catalane, l’escargot, j’adore ça.
Les plus petits seront soigneusement éjectés de l’autre côté du muret, et les plus gros seront mis dans une caisse avec du serpolet. Ça donne du goût, il paraît. Les autres, les mieux cachés, resteront bien au frais à profiter de la vie. Entre avril et juin, c’est l’heure de l’accouplement. Car l’idée n’est pas d’éradiquer de mon enclos ces mollusques à coquille. Mais juste, qu’ils me laissent la moitié du stock de bouffe à disposition. Partager le gâteau, en somme.
Helix pomatia a plus de gueule que SARS-Cov2.
Confinement : jour 4
Bref retour dans la vie d’avant.
Mon contrat de travail se termine aujourd’hui. 20 mars. La collègue que je remplace ne repointera pas. Son arrêt est prolongé jusqu’au 1er mai, coïncidence pour le moins curieuse. La direction du collège a décidé de me reconduire. Ça fera toujours trois sous qui complèteront le chômage pour les vacances de cet été.
Gérer un problème administratif de type prolongation de contrat en pleine crise sanitaire a un avantage. Il permet de voir l’état du système. En effet, lundi je vais sans doute pouvoir à nouveau trouver deux trois trucs pour occuper nos adolescents. Leur parler du monde habité, des villes au Moyen Âge ou des espaces productifs industriels. Mais cette fois-ci, sans contrat officiel ! Le système m’informe que les services du rectorat ne peuvent pas gérer, même à distance, la situation. Le télétravail a ses limites. « On régularisera plus tard », me disent-ils. Je vais donc être employé illégalement par l’État. Et sans contrat officiel, difficile d’être payé. On régularisera aussi ça, plus tard... Les effets de la pandémie sont sans limites.
Mais le mur administratif sur lequel on peut être projeté est parfois un peu trop épais. S’y cogner provoque un fort mal de tête, sans toux ni fièvre. Car gérer une indemnisation chômage et un non-contrat d’activité de la fonction publique impose quelques notions de funambulisme. L’objectif est pourtant simple : avoir de quoi croûter à la fin du mois. D’ordinaire, si je bosse, j’ai un salaire ; sinon, les allocations chômage chèrement gagnées me sont versées. Une question se pose désormais. Si je travaille sans contrat et sans être payé, serai-je indemnisé ?
Il est 9 h 30 du matin, j’appelle donc le système un brin taquin. Les services de Pôle emploi fonctionnent. Gestion des chômeurs en mode confiné. Une dame décroche. La discussion est pour une fois amicale. Mais, si la situation nous rapproche (nous vivons, pour une fois, la même chose), au final le résultat est le même : je ne peux bénéficier d’indemnités. Le salaire non perçu est trop élevé ! Saloperie de corona. Il vient en une heure de me priver des petites douceurs de la vie. Faire le plein de coquillettes : pour le beurre, on verra plus tard.
Il paraît qu’ils veulent sucrer une semaine de congé payé et suspendre les 35 heures, histoire de gratter du temps de repos quand il faudra retourner bosser. État d’urgence sanitaire, ils appellent ça. Jupiter nous l’a dit. On est en guerre. Et quand c’est la guerre, c’est toujours le peuple qui monte au front et se fait baiser. Le système vacille, mais il vit encore. Le jour de la libération, il faudra penser à le mettre à genoux.
Le virus couronné vient de briser mon cercle familial en s’attaquant à Anne-Sylvie. Ma cousine. Léo, son fils, l’accompagne. Confinés à Montreuil.
L’angoisse refait surface et j’ai du mal à respirer. Vivement la vie d’après.
Confinement : jour 5
Augustin a épuisé de lui-même son quota de foot. C’est bien d’aller dans le jardin avec des cages et un ballon dégonflé. Faire des murs en polystyrène pour mettre au fond des filets des coups francs incroyables. Lever les bras en courant autour des pivoines après une splendide lucarne à la 93e minute d’une finale de Coupe du monde. Mais une fois Kylian, Lionel et Cristiano envoyés dans les poubelles de l’Histoire du ballon rond, après avoir gagné ses cinq ballons d’or quotidiens, le foot c’est lassant.
Et puis les voisins ont un panier de basket. Les dribbles sur la dalle en ciment, le blang-fffuuut d’un panier réussi, ça donne envie. Alors il prend un vieux seau vert, Augustin. Sur le mur en hauteur, un crochet rouillé. Le « cinq majeur » s’installe, la partie peut commencer.
Le problème est qu’un seau reste un seau. Quand le shoot est réussi, le ballon disparaît. Il y manque un trou. Alors, au bout d’une heure, le basket devient un peu chiant. Ça ronchonne à raison. Normalement, je ne serais pas intervenu. Un truc de plus à faire dans un quotidien déjà chargé de beaucoup de rien.
Mais tout d’un coup, le temps s’est ralenti. Et tout est possible. Une scie sauteuse, une pince, du fil du fer, et le seau se transforme en vrai panier de basket. Là, ça rigole plus. Nous voilà dans le Bronx, manches retroussées aux épaules, casquettes vissées sur la tête, soleil oblige. On s’échauffe aux lancers francs. Le petit est adroit. Quant à moi, mon niveau n’a pas tellement évolué depuis le collège. Mais je ne me débine pas, j’attends le match. One to one.
Augustin fonce en dribblant et met le shoot. C’est mal embarqué… Je prends la balle et laisse admirer la qualité de mon dribble. Pas pour longtemps. La balle rebondit sur mon pied et file tout droit dans les tulipes. Devant ce désastre, je décide de profiter de ma taille. Le miracle s’opère : rebonds défensifs en pagaille, mes dunks font fureur sous le soleil new-yorkais. Le gosse est dégoûté. Mais j’ai la quarantaine bedonnante et le gamin en profite. Le petit meneur de jeu me la fait à l’envers, mort de rire.
Au bout du compte, on n’a pas compté les points. La compet’, ça allait la semaine dernière. À quoi bon aujourd’hui ? Un seau vert, une scie sauteuse, un vieux crochet rouillé et un ballon de foot à moitié gonflé suffisent au bonheur des confinés.
Confinement : jour 6
Aujourd’hui, plus d’infos. Vingt-quatre heures de pause. En stand-by, les nouvelles à sens unique relayées en chœur par toute la presse. Ton grave, mines abattues, tous à l’unisson devant l’exécutif. Hier soir, l’afflux de propos anxiogènes m’a démonté le moral. Augmentation du nombre-de-cas-qui-ne-veut-plus-rien-dire, morts en pagaille en Italie, hôpitaux saturés, tris entre ceux qui méritent de vivre et les autres, enterrements à huis clos, couvre-feu. Quand Géraldine tousse, je tressaille, je me fige. Je me dis qu’il nous reste une semaine avant de faire le bilan. On incube comme on peut. Avant la réplique.
Je tente alors de rationaliser un peu, la situation ne semble pas être si dramatique. La létalité est faible, 80 % des cas s’en tirent peinard. Ça ressemble au coup de mou bien habituel du changement de saison. Ou comme une grippe, plus ou moins forte. Rien à voir avec la peste ni le choléra. Et puis il y a l’optimisme. Et si le Grand soir se résumait à une séquence ARN ? C’est moins fatiguant que battre le pavé, ça défonce tout et rend inefficaces, d’un coup d’un seul, flashballs et magistrats aux ordres.
Mais cette rationalité, cet optimisme récurrent n’arrive pas à atténuer l’angoisse de ce samedi soir. Alors je deviens colère. Colère contre Buzyn qui s’épanche dans le journal sur les risques de l’épidémie dont elle a informé Philippe dès le mois de janvier. Janvier, ça laisse pourtant du temps pour se préparer, pour fabriquer des tests en pagaille, des masques, pour mettre en place de belles salles de réanimation. Colère contre Jupiter qui se prend pour Clemenceau. Colère contre trente ans de politiques libérales qui ont défoncé l’hosto public. Les centaines de milliards posés sur la table pour sauver ce qu’il reste à sauver serviront de prétexte à nous étrangler un peu plus, une fois sortis de cette parenthèse printanière. Je le vois d’ici, les discours graves de ces encravatés nous demandant des efforts pour reconstruire leur économie.
Pour calmer les angoisses, y a un truc imparable : la bouffe. Et le confinement a ses avantages : le temps. Alors aujourd’hui, c’est Noël en voyage. Brun de Bâle pour le goûter, ravioli maison avec bettes et fromage de chèvre accompagnés d’une sauce au beurre de sauge, et gâteau grec Copenhague pour le repas. On touille, on fait bouillir, on mouline, on en fout partout. On réfléchit aussi, mais en s’amusant. Toucher, sentir, réveiller les sens, ça fait du bien. On agrémente ça d’un coup de rouge du copain vigneron. La cave est pleine.
On a fait à bouffer pour trois jours et personne pour nous accompagner.
Le confinement, c’est l’An 01, avec les copains en moins.
Confinement : jour 7
Ce matin, je suis parti bosser, comme tous les lundis. Pas très loin : en haut de l’escalier, au fond du couloir à gauche. Un ordi, une chaise, une table, des tas de livres et de feuilles, les tasses vides de café de la veille, voire de l’avant-veille. Le cendrier est vide. Je vapote.
Ce matin, je télétravaille. Je suis un de ceux qui continuent le turbin. Le mien, il n’est pas dangereux. Je ne croise personne, ne soigne ni ne sauve personne. Je n’ai pas à pointer, pas à ramasser les poubelles des confinés, pas de patron pour m’imposer les collègues de l’usine sans masques ni protections. Je suis un col blanc. Un col blanc précaire et clandestin de l’Éducation nationale. Blanquer a fait sa com’. L’école continue, les professeurs et les outils sont prêts.
Alors je suis prêt.
Il est huit heures du mat’ et je m’apprête à faire de la pédagogie, à transmettre des connaissances. Préparer les élèves au brevet comme si de rien n’était. De la transmission, de la différenciation à grand renfort de fichiers .doc, .odt., pdf, .jpeg, .com, .gouv. Le .cov n’est plus très loin. Les serveurs sont inondés. C’est la foire aux contenus péda. Et puis il y a « la classe à la maison ». Celle du CNED. Celle où le prof se filme en train de faire cours. Avant l’apéro Skype.
J’occupe les gamins des villes mais fais chier ceux des campagnes. Je deviens l’enseignant rêvé par tous les modèles d’éducation néolibérale. Un prototype. Un test à grande échelle. Pas d’élèves, de l’auto-apprentissage, une formation accélérée à l’autonomie et à la reproduction sociale. Les plus doués, les plus travailleurs, les bien nés se démerderont. Un petit coup de fil aux familles. Une fois par semaine pour voir si tout se passe pour le mieux. Et puis, il y a les autres. Les sans Internet, les sans écran, les glandeurs, les familles nombreuses, ceux qui sont dans la galère, les naufragés de la bureautique. Ceux qui ne se déclarent pas opérationnels sont signalés, et leurs parents sermonnés. Blanquer est droit dans ses bottes et se la joue école de la République et égalité des chances, avec ses modules de soutien organisés avant la fin du mois d’août pour les gosses en difficulté. Confinés au printemps, écoliers en été : les cancres vont en chier.
Ce matin, je suis allé bosser.
C’était drôle. J’ai fait un boulot qui n’existe plus.
Confinement : jours 8, 9 et 10
Au village, il n’y a pas grand monde. Les pétanqueurs ont déserté la grande place. Tout comme Gérard qui ne doit pas pouvoir imprimer ses bons de sortie. Peut-être aussi qu’il en a marre. Plus personne ne s’attarde pour causer. Le Corona a asséché la route départementale, anéanti le flux pendulaire. Les camions n’ont plus rien à transporter. Même les agriculteurs semblent respirer.
Par contre, les jardiniers du dimanche sont à temps plein. Ils appliquent à la lettre les lois d’exception sur le droit du travail. Karchers, tondeuses, bétonnières. Ça débroussaille, ça bine, ça sème, ça plante, ça taille. Ça s’occupe. Sûr que la municipalité va pouvoir poser sa candidature pour le concours du plus beau village de France.
Dans les rues, les manants se font rares. Ça ne me change pas trop. Les campagnes se sont vidées depuis longtemps. Le bistrot ne me manque pas. Il est fermé en hiver. Et puis la gaieté des premiers jours de confinement est retombée. Au début, je m’affairais, je listais les possibles, les trucs que j’avais laissés traîner depuis longtemps. J’ai pas attendu la crise sanitaire pour procrastiner. Depuis une semaine, mon univers était devenu celui du domicile. Et c’était chouette de ne plus courir.
L’enfermement s’installe. Même si la campagne rend plus facile l’assignation à résidence, le champ de vision se rétrécit. Les pratiques sociales du monde rural sont transformées. Fini le café chez le voisin, plus de détours en bagnole pour prendre des nouvelles de l’ami qu’on n’avait pas vu depuis longtemps. L’imprévu n’est plus. L’espace privé, pourtant lieu d’accueil et de sociabilité, est rendu à sa plus étroite définition. Même les commerces nous ont rejetés à l’extérieur. La pharmacie a organisé l’accueil sous un barnum. Un scotch orange collé sur le sol sépare deux files de clients. À gauche ceux qui ont de la fièvre, à droite les autres. On trie. Une pancarte nous donne les consignes et l’état des stocks. Zéro masque, zéro gel, zéro paire de gants. L’épicière a fermé sa boutique au public. On passe commande. On drive.
Alors je sors, je vais faire un tour avec mon ausweis auto-signé. Je toque aux portes, je sonne chez les proches, je vais voir la copine qui jardine. On prend des nouvelles, on offre des bouquets de fleurs à l’épicière pour qu’elle garde le moral et qu’elle continue son boulot si précieux. Les portes s’ouvrent, les mines se réjouissent. On discute. De trop loin.
Peu à peu la joie de voir l’autre s’étiole. La distance réglementaire rend la discussion particulière. Après avoir disserté semis-météo-épidémie et s’être promis, aux beaux jours, de faire mordre la poussière à nos gouvernants, le silence s’installe. On ne sait plus quoi dire, car on ne peut rien inventer ensemble. On ne se touche plus. On ne se renifle plus. Nos sens sont en berne.
Et puis il faut rentrer. S’imaginer un repas. Faire un détour par le télétravail. Se coucher. Et puis recommencer. On s’invente alors une autre routine. Un autre train-train quotidien. Entre Sentinelle et Résilience. Entre deux états d’urgence.
Confinement, jour 11
Je suis sans relâche.
Je ne le savais pas. Macron me l’a annoncé dans son discours à Mulhouse avant-hier soir. Il a félicité les bons élèves, glorifiant les personnels de santé, remerciant les enseignants. Gare à la désunion. Et puis Blanquer en a remis une couche. Dans une vidéo dont lui seul a le secret, il se montre convaincu que l’Éducation nationale doit être la matrice de la bienveillance de notre société. La situation deviendrait, selon lui, « l’occasion de renforcer le lien entre les familles et l’école ». Il paraîtrait même que, grâce à notre engagement, les élèves peuvent consolider leurs acquis. Droit dans ses bottes, le ministre.
Perso, j’ai plutôt envie de lâcher prise. Le télé-enseignement prend la tête. Impossible de bosser correctement, de fixer son attention plus d’une heure. Je passe mon temps à envoyer et trier des mails, ouvrir et fermer des dossiers virtuels. On me demande de faire des bilans hebdomadaires d’assiduité. Dans mon cas, plus de la moitié des gamins ne répondent pas à l’appel. Les élèves nous ont envoyés bouler.
On nous informe des pics de connexion à l’ENT (espace numérique de travail). 10 h, 11 h et 14 h. Aujourd’hui, on se gargarise du nombre d’élèves du lycée connectés en une journée. 324 904. + 1,2 %. Tous les soirs, chaque ministère a son lot de records. L’institution nous transmet ses félicitations, ses conseils. Aujourd’hui, elle nous détaille les bonnes pratiques à adopter pour la classe virtuelle du CNED. Cette classe permet aux profs de faire cours via webcam, et aux élèves d’accéder aux contenus et d’interagir par écrit en temps réel.
Il semblerait que, depuis peu, des petits rigolos aient réussi à dynamiter la e-classe en postant des contenus « non appropriés » pour l’administration. Selon cette note, « des concours d’envahissement de classes virtuelles ont même été lancés ». Jamais à court d’idées, les minots. Le confinement n’a pas érodé leur créativité. Alors, l’institution réagit et propose ses solutions, ses outils. Ses gestes barrières. On met à distance, on exclut du programme. Pour endiguer les perturbateurs. Pour confiner les plus calmes. Avec la possibilité de faire un signalement au chef d’établissement, et de « mettre en œuvre la procédure adéquate ». Un conseil de discipline en mode télévisé ?
Il paraît que c’est la guerre. Le président déploie ses porte-hélicoptères contre l’ennemi invisible et se la joue rassembleur devant un hôpital de campagne.
Il paraît que je fais la guerre. En troisième ligne, sans relâche. Et j’ai pas été réformé.
Il n’y aurait pas une permission ?
Confinement - jour 16
Hier soir, après une journée comme les autres, j’ai eu envie de manger des hot-dogs. J’avais les saucisses au congélo, mais pas les petits pains. Alors, comme j’ai un peu de temps, que les placards sont bien achalandés, je me suis mis à les fabriquer. Même ratés, ils seront sans doute meilleurs que leur merde industrielle. J’ai mélangé, pétri et attendu que les levures fassent leur boulot. Deux heures. Ça laisse largement le temps d’écouter Manu. En replay.
Il était en déplacement près d’Angers pour visiter une usine de masques. Dans son discours, il nous en a mis plein la vue. L’occasion de nous montrer qu’il est là. De nous rassurer. De nous donner à voir l’incroyable vitalité de notre-tissu-industriel-qui-bouge-encore-après-quarante-année-de-délocalisations. De nous prouver qu’il a changé. Il est marrant, Manu, derrière sa posture pseudo-amicale et ses plates paroles. On dirait un personnage en cire prêt pour son transfert au musée Grévin.
Des masques. Voilà l’objet de toutes ses attentions. Il nous promet des masques. De tous les types en toutes circonstances. Un milliard en commande, en fabrication, en innovation. Le Covid-19 est aussi un coefficient multiplicateur. Manu a l’unité creuse. Il est apparu comme il a toujours été : un chef d’entreprise. Il a parlé stock, matières premières, tension sur les marchés, doctrine, déstockage, importation, commande. Il a jugé l’époque nouvelle, le Manu. La souveraineté l’émoustille. Et puis il a attendu dix minutes pour remercier les salariés et les ouvrières. Ceux-là mêmes qu’il a gazés, mutilés, éborgnés il y a un an et demi. Celles-là même qu’il a tabassées lors de sa réforme des retraites. Il a promis du fric, des primes. Pour continuer à nous acheter. Manu, c’est un mec qui ne manque pas d’air.
Les petits pains sont cuits. Ils sont beaux, bien dorés avec leurs graines de sésame. Ils me font penser à Charlot dans La Ruée vers l’or. En les faisant danser, Chaplin nous invite à la beauté du rêve, là où tout devient possible. Alors, je me dis qu’on pourrait nous aussi commencer à danser. Porter la première estocade. Dès aujourd’hui. Le confinement n’empêche pas la rébellion. Au lieu d’applaudir à nos fenêtres à vingt heures, on pourrait sortir. Tous ensemble. On occupe les rues, les routes, les places, les périphs’. Une personne tous les deux mètres. On se protège le visage. Tous les cinq cents mètres, un peu de musique, chacun ramène son pique nique. Les flics ne pourraient pas nous embarquer, leurs cellules sont trop petites. Non conformes.
L’autorisation de sortie stipule qu’on a droit à une heure de détente. On a le droit de sortir son chien. Alors, on pourrait aussi en profiter pour sortir nos banderoles. Et notre colère.
Ça aurait de la gueule, non ?