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L’hôpital, la mairie et le marchand de clous

Boris Vézinet & Jean-Pierre Cuq

Dessin de B. Khattou
Dessin de B. Khattou

« Je suis sourde. Je vais aux réunions mais j’entends rien. » En cette fin d’après-midi caniculaire, les courageux correspondants de Saxifrage arpentent l’unique rue de ce paisible lotissement de La Renaudié, à la sortie d’Albi, route de Saint-Juéry, à la recherche de quelques habitants susceptibles de les renseigner sur un projet qui agite la ville depuis quelques mois.

Cette dame est la première que nous rencontrons. Le projet, elle est contre bien entendu, mais elle ne nous donnera pas plus de détails. Un peu plus loin, un homme ferme son portail. Nous le questionnons sur l’affaire. Il nous répond, outré : « On marche sur la tête ! On a été traités comme des bons à rien, des vauriens, mon épouse est traumatisée, ça a chauffé un peu. Ça fait quarante ans que je vis là, ma maison ne vaut plus rien, nos rues, elles serviront de parking. » Bigre, cela paraît plus grave que prévu. Ce brave homme nous plante là car il doit s’occuper de son épouse, victime d’un infarctus la nuit qui a suivi le dernier conseil municipal où les habitants de ce quartier se sont rendus pour réclamer un débat public. À quelques maisons de là, nous accostons un vieux monsieur en train d’arroser ses plantes. Il est plus disert. Le projet, lui, il est pour, car, nous dit-il, le promoteur les a avertis : « Il nous a dit c’est un Leroy Merlin ou 500 maisons dont 20 % de logements sociaux. Un nouveau Cantepau, quoi ! Si vous comptez deux voitures par personnes, donc ça fait 1 000 voitures qui se promènent là-dedans. » Traduction pour ceux qui ne connaissent pas Albi : plutôt une grande surface qu’une centaine de familles maghrébines.

Leroy Merlin, voilà le problème. Il faut dire que le géant du bricolage a prévu de s’implanter dans le champ d’en face. Dans quelques mois, être sourde sera un avantage. Les Albigeois connaissent bien ces terres qu’on appelle « ferme de l’hôpital », sur lesquelles trône une magnifique bâtisse au milieu de huit hectares de blés blonds. L’hôpital en est le propriétaire depuis 1903, suite à un legs qui lui a été fait par une dame patronnesse, propriétaire de plusieurs immeubles, dont cette ferme. Les terres sont depuis exploitées par un agriculteur. Le bâtiment a défrayé la chronique locale dans les années 1990, car le directeur de l’hôpital de l’époque avait fait faire 800 000 euros de travaux pour le transformer, entre autres, en son logement de fonction. La Cour des comptes ayant dénoncé la gabegie, les travaux sont restés en plan, et seul le gros œuvre a été réalisé. L’hôpital n’ayant pas vocation à cultiver du maïs, que pouvait-on faire de ces terres ? Il a été envisagé d’y construire un nouvel hôpital, sur le modèle de ce qui a été fait à Castres, mais Albi n’a jamais obtenu les fonds nécessaires.

On peut penser que c’est à ce moment-là qu’est née l’idée d’une zone commerciale dans la tête de Philippe Bonnecarrère, à l’époque maire d’Albi et président du conseil de surveillance de l’hôpital.

En 2003, intervient la première modification du plan local d’urbanisme (PLU). Ces terres, jusque-là constructibles, deviennent « zone commerciale ». Les habitants expriment leur désaccord au cours de l’enquête publique, mais on les rassure. Seules les terres situées en bord de route sont concernées, et cela permettra de créer des commerces de proximité. Va pour la zone commerciale ! En 2010, plus subrepticement, le PLU est a nouveau modifié. Cette fois-ci, c’est la totalité des huit hectares qui est déclarée « zone commerciale ». Ni vu ni connu, le tour est joué. En 2014, les habitants apprennent par La Dépêche qu’un projet est en cours. L’hôpital a signé une promesse de vente avec un promoteur local, M. Bertrand Guilhem, notable albigeois comme il se doit, qui présente un projet d’implantation d’un Leroy Merlin sur la zone, accompagné de quatre ou cinq magasins et de deux restaurants, un classique et un rapide.

La résistance s’organise. Les habitants de La Renaudié se rendent au comité de quartier (la municipalité a créé ces structures au nom de la démocratie participative). Le président dudit comité, M. Enrico Sapataro, était contre la modification du PLU en 2003. Pas de chance, il est depuis devenu adjoint au maire et soutient donc le projet. Madame le maire est d’ailleurs venue à la réunion pour rencontrer les habitants. La discussion tourne court. Pour faire passer la pilule aux Albigeois, deux principaux arguments, largement relayés par La Dépêche, sont avancés. La mairie met en avant la création d’emplois, 120 annoncés par Leroy Merlin, mais oublie de dire que toutes les études montrent que, quand une grande surface s’installe, chaque emploi créé induit la destruction de deux voire trois emplois dans la ville. Albi compte déjà quatre moyennes surfaces de bricolage : Bricorama, Bricomarché, Weldom et Monsieur Bricolage (le magasin, pas le copain de Mme Dang Dang), qui réalisent à eux tous 17 millions d’euros de chiffre d’affaires. Bricodépôt, installé à Gaillac, capte environ 20 millions dépensés par les Albigeois. Or, Leroy Merlin annonce 40 millions de chiffre d’affaires attendus, somme habituellement dépensée pour le bricolage dans une ville de 50 000 habitants.

Nous voyons bien que le but est de phagocyter la totalité des dépenses des Albigeois adeptes de la perceuse, au détriment des autres magasins qui auront du mal à survivre (Weldom appartient à Leroy Merlin et est installé à 200 mètres du site prévu, il fermera donc), et de lutter contre Bricodépôt qui enrichit indûment les Gaillacois et surtout son propriétaire Bricorama, grand concurrent de Leroy Merlin en France. On peut donc légitimement s’interroger sur la nécessité de la création de cette zone commerciale qui, flattant l’instinct consumériste des habitants, bétonne et goudronne huit hectares de bonnes terres agricoles avec toutes les nuisances que cela implique. De plus, la municipalité annonce son intention de faire d’Albi une ville pilote en autosuffisance alimentaire grâce à l’agriculture citadine à l’horizon 2020. On n’ose imaginer le nombre de bacs à fleurs qu’il faudra transformer en potager pour compenser la perte de cette surface existante sur la commune.

L’autre argument avancé pour défendre ce projet est la nécessité pour l’hôpital de vendre ces terres car il a besoin d’argent. Les hôpitaux français en général et celui d’Albi en particulier sont en déficit. Ayant perdu de l’« activité » à cause du départ de plusieurs médecins ayant entraîné la disparition de certaines spécialités, l’hôpital cherche à en créer de nouvelles car, vous l’aurez compris, un hôpital doit être rentable et attractif. La vente ne pouvant servir à combler le déficit chronique car c’est une rentrée d’argent non pérenne, le directeur de l’établissement a choisi de développer l’activité « médecine nucléaire ». Pour cela, il envisage de doter l’établissement d’un « petscan », appareil permettant de déceler de minuscules tumeurs cancéreuses et donc de repérer les éventuelles métastases qui pourraient se développer. La vente, d’un montant de trois millions d’euros environ, soit un tiers de plus que l’estimation des Domaines, permettrait la réalisation des travaux nécessaires à l’installation de matériel radioactif. L’hôpital pourrait ensuite acheter ce « petscan » en « leasing » et en tirer ainsi de substantiels revenus.

Il ne nous appartient pas ici d’avoir un avis technique sur ce matériel, mais on peut cependant remarquer que l’hôpital de Rodez est équipé de cet outil et que celui-ci est largement sous-utilisé, comme nous le confirme le directeur de l’hôpital d’Albi. Or, ces examens ne présentant pas de caractère urgent, on est en droit de s’interroger sur la politique de santé régionale qui consiste à mettre en concurrence des établissements publics en créant des doublons qui coûtent cher aux affiliés à la Sécu que nous sommes. Le directeur de l’hôpital nous a expliqué qu’il n’y aurait pas de concurrence avec Rodez car le Tarn seul nécessite cet investissement. Espérons que cela soit vrai et que le privé n’ait pas à son tour l’idée d’un tel achat puisque c’est lui qui soigne la quasi-totalité des personnes atteintes de tumeurs dans la région albigeoise.

À l’heure où nous mettons sous presse, comme on dit, nous en sommes là. La mairie, sollicitée par nos soins, n’a pas souhaité communiquer sur ce sujet et nous a éconduits, prétextant l’absence de carte de journaliste professionnel. Que l’hôpital vende, soit, mais on peut toutefois s’étonner que la mairie, disposant d’un droit de préemption, ne se soit pas opposée à la création d’une énième grande surface dans la ville et qu’aucun projet alternatif émanant de nos élus n’ait vu le jour. Un projet qui pourrait être plus utile à la collectivité. Les opposants, réunis dans l’association AADUR (Association albigeoise pour un développement urbain respectueux) se tiennent prêts mais redoutent la destruction de la ferme qui marquerait le début des travaux. Leur combat, pourtant légaliste, leur a valu la visite des Renseignements généraux soucieux de l’apparition d’une nouvelle ZAD. Manquerait plus que quelques pelluts débarquent cet automne et, quelques mois après Sivens, viennent remettre en cause ce beau projet commercial.

Boris Vézinet & Jean-Pierre Cuq

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