Genèse d’un retour à la terre
Jikabo
J’ai vécu, si je puis m’exprimer ainsi, quelques crémations. Et ce que j’en retiens m’oblige à revenir sur les déclarations enflammées que, avec une fougue toute matérialiste et anticléricale, j’ai pu faire naguère, désireux d’occuper le moins de place le moins de temps possible, de partir en fumée, de ne pas prêter mon flanc décharné au pesant culte des morts. Car ces crémations m’ont échaudé.
Notamment, par deux fois, dans les locaux d’un « complexe funéraire », je me suis retrouvé face à un écran plat. Une fois, il nous a permis de suivre la manutention de la bière, une fois évacuée, jusqu’aux portes du four, avec l’angle insolite qu’a une caméra de vidéosurveillance dans une grande surface, en plongée, surplombant l’antichambre, filmant d’en haut et comme à leur insu les exécuteurs des basses œuvres. Étrange sensation d’être un vigile de supérette, ou un voyeur de téléréalité. L’autre fois, en l’absence du cercueil, déjà escamoté, c’était un écran de veille qui accueillait les endeuillés en leur stipulant que, pour lancer le film, il fallait appuyer sur Play. On eut alors, assis dans cette petite salle, l’impression d’être venu au ciné-club du village. Sauf que la séance commença avec une scandaleuse avance sur l’horaire. Et ce fut un clip. D’abord, une indémodable carte postale de coucher de soleil sur la mer se voit inondée d’une musique située entre le CD de relaxation et le porno-soft de M6. Puis une voix off, masculine et recueillie, donne une leçon de sagesse sur le souvenir, la vie, la mort, « l’autre côté du chemin », dévidant une spiritualité laïque de pacotille, dégoulinante comme une mauvaise oraison, le sacré en moins. La caméra filme en même temps une main tenant un stylo-plume qui, tel un prompteur calligraphié, déroule ce laïus en manuscrit à mesure qu’il est dit. Le plan suivant décroche et cadre, unique fantaisie personnalisée, la plaque où sont gravés, sur la bière, les nom, prénom et dates du défunt. Puis retour à la carte postale. Fin du porno. C’est kitsch, grotesque, obscène.
C’est l’oraison funèbre que la société du spectacle réserve à ses créatures. Les obsèques sont la dernière source de profit qu’un individu peut constituer pour l’industrie – funéraire, en l’espèce. Et la crémation se prête particulièrement à ces rituels de camelote, à la fois pour des raisons économiques et métaphysiques : d’une part, l’incinération est à la concession à perpétuité au Père-Lachaise ce que la fringue discount est à la haute couture ; d’autre part, moins religieuse, moins codifiée, moins ritualisée, elle laisse vacant un espace autrement occupé par la religion, et que peut a fortiori investir le commerce, dans toute sa vulgarité. Avec ses mensualités de prévoyance, ses formules, ses options, ses cadences infernales, cette technicisation, cette aseptisation, cette sous-traitance marchande de ce qui devrait relever de l’intime le plus profond, cette abstraction de la mort, et cette ultime convergence vers les centres urbains, comme auparavant pour aller bosser ou faire ses courses, car le moindre bled a son cimetière, mais pas son crématorium. Bref, de quoi donner envie de partir à l’ancienne, à la façon artisanale, porté sur les épaules de mes proches dans la terre creusée de mon patelin.