Comme Syriens n’étaient
Claire Kachkouch-Soussi & Renaud Bidault
Selma est un réfugié palestino-syrien attaché à témoigner sur la situation politique en Syrie et sur sa propre trajectoire. Claire et Renaud l’ont rencontré le 9 décembre, à son domicile, à Toulouse. À leurs côtés, Houla sert d’interprète.
Abu Selma : Je viens de Yarmouk Camp, qui se situe dans la banlieue sud-est de Damas. Un million de personnes y vivent. Là-bas, 40 % de la population est palestinienne. J’en fais partie, Houla aussi. Nous sommes des réfugiés palestiniens en Syrie, avec une carte de séjour. Mais nous avons les mêmes droits que les Syriens, grâce à une loi de 1957, qui date d’avant le régime Assad. Je me sens palestinien car j’ai toujours rêvé d’un retour vers la Palestine. Je me sens syrien car j’ai vécu en Syrie, parmi le peuple syrien.
J’ai étudié en Syrie, puis travaillé comme professeur d’arabe dans un lycée et à l’université de Damas. Avant la révolution, comme tous les Syriens, j’ai souffert des conditions économiques qui se dégradaient, des privations de liberté, de la censure, des restrictions inhérentes à une dictature qui empirait peu à peu. Nous compensions ces restrictions par des relations sociales fortes. Nous pouvions encore vivre… J’étais plutôt heureux dans l’ensemble.
La révolution, comme en Tunisie
Quand la révolution a commencé en Tunisie, le sentiment général s’est répandu chez les Syriens que quelque chose allait arriver, qu’on allait pouvoir en finir avec la dictature. C’était la première fois qu’on se permettait d’imaginer ça. Les têtes ont commencé à se relever, les sourires se multipliaient, on a osé parler à voix haute. La liberté qui émergeait hors des frontières pouvait arriver.
Dans les médias, la voix du régime assurait que le pays était stable, qu’il était impossible qu’une révolution vienne semer le trouble, puisque tout y allait si bien. Cette propagande visait à décourager toute idée de soulèvement. Pourtant, pour la première fois, des groupes de Syriens ont commencé à sortir pour manifester, à faire des sit-in devant des administrations pour demander la libération des prisonniers politiques. C’était fou car auparavant, un groupe de plus de quinze personnes ne pouvait pas se réunir sans une autorisation de l’État. C’était les premières étincelles de la révolution, en février mars 2011.
Et puis, à Deraa, au sud de la Syrie, des écoliers ont écrit sur les murs des slogans hostiles à Bachar, du genre « Il faut faire tomber Bachar ». Le régime les a enlevés, torturés et, pour l’exemple, leur a arraché les ongles. L’affaire a été dissimulée par les médias syriens, nous l’avons découverte par des chaînes arabes étrangères comme Al Jazeera. La colère est montée. Le 18 mars 2011, il y a eu des milliers de manifestants pour dénoncer la punition sauvage de ces enfants, la répression dans le pays et la détérioration des conditions de vie. Ces manifestations ont été violemment réprimées par les tirs directs des forces de l’ordre, et trois jeunes ont été tués. À partir de là, malgré la peur, on s’est dit : « C’est parti, il faut faire quelque chose, c’est le moment ! »
Au printemps 2011, il y a eu de nombreuses manifestations pacifiques du peuple syrien demandant la liberté et la chute du régime Assad. Des manifestations se tenaient le vendredi, à la sortie de la mosquée parce que c’était le seul lieu de rencontre possible, le seul qui n’était pas interdit. Même les non-musulmans s’y rendaient pour pouvoir se retrouver après la prière et commencer les marches. Chaque semaine, leurs rangs grossissaient. Les manifestants se voulaient très pacifiques, apportaient des fleurs à l’armée, faisaient des sit-in. Mais la répression du régime se faisait à chaque fois plus forte, par les forces de l’ordre, l’armée et les très puissants Renseignements généraux. Chaque vendredi, ils tuaient des manifestants et chaque samedi, le peuple se retrouvait pour les funérailles. Dans la semaine, nous nous découragions un peu face à cette tuerie, nous avions envie que la révolution s’arrête. C’est terrible de voir autant de gens mourir ! Mais le vendredi suivant, le courage et la foi revenaient, les cœurs s’emplissaient de joie, et nous nous disions que nous ne pouvions pas nous arrêter là, que nous étions si bien partis…
Bombes et famine sur Yarmouk Camp
Face à ça, Bouthaina Shaaban, porte-parole de Bachar, a essayé de répandre l’idée que les troubles arrivés à Deraa étaient l’œuvre de groupes palestiniens. Le régime a entrepris le jeu de la division du peuple sur des bases religieuses, des critères ethniques, usant de la peur pour dresser les uns contre les autres. Les Palestiniens, très vite accusés d’être les coupables de la révolution, étaient partagés. Certains souhaitaient rester fidèles au régime, considérant qu’il les avait jusque-là protégés d’Israël. D’autres optaient pour une solidarité avec le peuple syrien avec lequel ils avaient subi les oppressions de la dictature. Ceux-ci sortaient de Yarmouk Camp et allaient participer aux manifestations, aux côtés des Syriens.
Le 5 juin 2011, instrumentalisés par le régime et encouragés à tenter de franchir la frontière pour la Palestine, 21 Palestiniens sont tués et 350 blessés par l’armée israélienne. Lors des manifestations qui s’en sont suivies, des milices palestiniennes (et syriennes) armées par Jibril1 se sont constituées pour faire le sale boulot du régime parmi les citoyens de Yarmouk Camp. L’Armée libre, composée de déserteurs de l’armée régulière et de quelques groupes islamistes plus ou moins radicaux entre autres, a alors occupé les zones ouest et sud-est autour de Yarmouk Camp. Les manifestations s’y renouvellent quotidiennement à partir de juillet 2011. Puis la situation se corse en juillet 2012 avec les bombardements. Situé aux portes de la capitale Damas, Yarmouk Camp est un enjeu de taille dans le conflit qui oppose les rebelles au régime. En décembre 2012, Yarmouk Camp finit par tomber aux mains de l’Armée libre, sans pour autant se voir vraiment libéré.
Mais le 16 décembre 2012, après le bombardement d’une école et d’une mosquée, la plupart des gens quittent Yarmouk dans l’urgence pour aller chez des proches à Damas. Au sud-est de Yarmouk, la zone est en guerre. Occupée par l’Armée Libre, elle est le siège de nombreux conflits et de bombardements. En ce qui me concerne, je suis parti à la hâte avec ma famille, ma femme Maïssoun et mes deux enfants, pour me réfugier chez mes amis Houla et Bassam, à Damas. Le lendemain, je suis revenu à Yarmouk. Malgré les risques de bombardements et le conflit entre le régime, l’Armée libre et les milices, j’essayais de résister, de tenir le coup. Il y avait beaucoup de morts autour de moi.
En juillet 2013, l’entrée nord du camp Yarmouk, la seule qui communiquait avec Damas, a été refermée. À Yarmouk Camp, beaucoup d’emplois ont cessé. Pour ma part, je ne pouvais plus aller enseigner à l’université de Damas. Je ne pouvais pas rester oisif dans ce chaos. Les écoles aussi étaient closes. Or, pour moi, la révolution ne pouvait pas se dérouler sans éducation. Les deux devaient marcher ensemble ! Il n’y a pas que les armes pour changer les choses. Sans éducation et avec les écoles fermées, la révolution allait devenir misérable. Nous avons donc ouvert l’École damascène pour les jeunes de sept à quinze ans. Nous étions dans une salle au sous-sol d’un bâtiment, afin d’être protégés des bombardements du régime. Par la suite, cette école a été bombardée plusieurs fois, des élèves et des professeurs y sont morts.
À partir de 2012, la nourriture est venue à manquer cruellement. Les gens de Damas, famille, amis, citoyens, réunissaient de l’argent et de la nourriture pour les transférer à Yarmouk Camp. L’aide internationale à ce moment-là, nous n’en voyions pas la couleur ! L’eau a été coupée. Il nous a fallu réaliser des forages et des puits. Nous essayions aussi d’aller chercher de l’eau au sud, en zone libérée. N’ayant également plus d’électricité, nous avions recours à quelques groupes électrogènes pour essayer de nous débrouiller, principalement pour recharger les téléphones.
Fin 2013, des ONG ont commencé à apparaître. L’arrivée de quelques colis de nourriture a toujours été sans proportion avec les besoins. Ces cartons étaient en fait réquisitionnés par le régime pour payer les milices Chabbiya en nourriture. À ce moment-là, c’était dingue, le kilo de riz coûtait 90 livres syriennes à Damas, et 12 000 livres syriennes à Yarmouk Camp. Qui pouvait l’acheter à ce prix-là ? Seuls ceux qui trafiquaient avec les armes ! Et puis la situation s’est dégradée. Les maisons de ceux qui partaient étaient pillées, de la nourriture récupérée par les milices mais aussi par certaines factions de l’Armée libre. La population a dû se rabattre sur des plantes sauvages qu’on trouvait ici et là, bien bouillies. On mangeait peu, on fouillait les poubelles. Par la suite, 172 personnes sont mortes de faim. C’était la famine.
L’exil en France
En janvier 2014, il y a eu des négociations entre le régime et l’organisation palestinienne MTV. Le régime a accepté de faire sortir les malades de Yarmouk Camp, et les élèves de notre école ont pu aller passer leurs examens. Durant cette période, c’était vraiment tendu à Yarmouk, du coup Maïssoun et les enfants sont repartis chez Houla à Damas. Et puis j’ai appris l’assassinat de mon frère par le groupe islamiste al-Nosra. Quant à moi, j’étais menacé en raison de mes activités à l’École damascène. Le danger grondait de plus en plus fort. Ça n’allait plus pouvoir durer. J’ai alors pris la décision d’essayer de m’enfuir. Pour cela, au vu de l’urgence de la situation, de fil en aiguille grâce au réseau palestinien, à l’Organisation de libération de la Palestine, et notamment à l’influence de Mahmoud Abbas, j’ai obtenu l’autorisation de sortir de Yarmouk et j’ai pu rejoindre ma famille. Ensuite, il fallait aller très vite, car même sorti du camp, j’étais encore recherché. Grâce aux passeurs, on a pu rejoindre la Turquie par la route. Peu après, la frontière s’est fermée davantage, et les passages sont devenus plus difficiles. On est arrivés en Turquie dans une ville frontalière, on y a habité quelques mois. On a déposé notre demande d’asile à l’ambassade de France afin d’avoir le statut de réfugié politique. Pendant ce temps, on a eu un visa de trois mois avec le droit de travailler.
En France, nous avons commencé par dormir chez des amis. Nous avons entamé les procédures auprès de la préfecture pour obtenir l’asile. Nous avons fait une demande de logement. Avec des enfants, c’est plus facile, disons que ça peut accélérer la procédure. En termes de logement, ça peut commencer par une chambre dans un foyer qu’on appelle CADA [centre d’accueil des demandeurs d’asile], et puis ensuite, on peut obtenir un appartement temporaire, avant un logement social.
Actuellement, nous vivons à la Reynerie, à Toulouse, dans un logement temporaire, qui est très bien, en attendant le logement social. L’OFII [Office français de l’immigration et de l’intégration] est l’organisme chargé de notre formation à la vie civile en France. Car nous avons des devoirs en échange de l’asile politique. On signe un contrat d’intégration dans lequel il y a ces engagements. Après Noël, je vais suivre une formation linguistique pour apprendre le français. Au niveau économique, on bénéficie de la CAF pour payer notre logement et du RSA pour le reste. Pour l’instant, on ne peut pas travailler, soit parce qu’on ne parle pas le français, soit parce que nos diplômes syriens ne sont pas reconnus, malgré notre grande expérience dans nos domaines respectifs. D’un côté, comparé à de nombreuses autres nationalités, pour nous Syriens, l’obtention d’un visa ou l’asile en France, ça va assez vite, sans trop de difficultés. Mais ensuite, l’intégration, la vraie, c’est autre chose, même si on n’est pas mal dans cet appartement, dans ce quartier de la Reynerie.
La France vue par les exilés
Houla, réfugiée syrienne qui traduit les propos d’Abu Selma, prend alors la parole pour donner son point de vue.
Houla : Oui, c’est sûr, c’est pas mal. Mais ça pose question. C’est la France, ici ? Pourquoi ne voit-on que des gens originaires du Maghreb ? Où sont les Français non originaires du Maghreb ? C’est incroyable et fou, ce communautarisme ! Et après, on s’étonne que des jeunes partent pour le djihad ? On s’étonne des extrémismes en Syrie ? Mais l’une des causes réside ici, en France, dans la place que l’État français a réservée aux enfants des immigrés, une place à l’écart, sans aucune reconnaissance. Je rigole un peu quand je dois signer le contrat d’intégration en échange de mon statut de réfugiée politique. Ça promet, l’intégration ! Pour l’instant, on court d’administration en administration pour obtenir le papier ici qui permettra d’avoir celui-là, etc. Mais nous, on veut travailler. Je ne comprends pas pourquoi mon diplôme de pédiatre ne vaut rien ici, mon expérience professionnelle de onze années non plus. Je dois tout recommencer à zéro, c’est révoltant ! Ça me met en colère ! Ça me renvoie au fait qu’ici je ne sers à rien. Je n’existe pas. Je n’ai pas de place, ici.
Abu Selma : Là-bas, j’étais professeur, je faisais beaucoup de choses pour et avec mes élèves. Des choses qui me semblaient importantes, j’étais investi dans des projets. Ici, je ne fais rien, je suis sur mon canapé, j’attends les allocations. Je ne suis pas indépendant, pas autonome ! Je n’ai plus de projets, je ne fais rien, je ne suis rien !
Houla : J’avais pris quelques cours de français à Damas. Ça me rend bien service, ces quelques bases. Je consacre aujourd’hui une partie des aides sociales dans des cours à l’Alliance française à Toulouse pour continuer, apprendre la langue et essayer de m’en sortir. J’ai bien l’idée de parvenir à réexercer le métier de pédiatre. C’est ça que je sais faire, c’est ça qui me tient à cœur. À côté, j’ai trouvé le moyen de suivre une sorte de stage à l’hôpital de Toulouse pour entrer dans le milieu médical. C’est un peu pénible d’être logée à Albi en attendant le logement social, car il me faut faire plein d’allers-retours, j’ai vite épuisé les soixante trajets offerts par la carte Pastel. Donc j’espère pouvoir passer le concours de pédiatre et le réussir, mais avant ça, je dois bien maîtriser le français. C’est un peu une montagne qui se dresse face à moi.
À l’extérieur, vous nous voyez, on parle, on rit, mais au fond, à l’intérieur, on a perdu l’équilibre. On essaie d’intégrer cette société, sans perdre notre idée. Mais en fait, on est complètement sous le choc. On essaie d’être ouverts. Mais je ne suis pas sûre que les portes s’ouvrent pour nous. C’est dur de garder espoir. D’ailleurs, je me sens plutôt dans le désespoir à l’intérieur. Nous nous sommes sentis obligés de quitter la Syrie parce que nous aimions nos enfants. Ce n’est pas vraiment un choix, en tout cas pas un choix simple. Oui, c’est vrai, on a survécu. Mais on doit recommencer, tout !
Et puis il y a ce sentiment de culpabilité quand on pense qu’on est en sécurité alors que tous nos proches risquent la mort quotidiennement. On a l’impression de les avoir abandonnés. Parfois, quand j’arrive à appeler et que miraculeusement on me répond, parce qu’il y a un peu d’électricité, je demande direct : « Nta tayeb ? Tu es vivant ? » J’ai toujours peur d’apprendre de mauvaises nouvelles. Et puis au fond, tu sais que tu ne peux rien faire. Même pas transférer un peu d’argent, on n’en a pas assez, et on n’aurait aucun moyen de le transférer de manière sécurisée pour qu’il arrive à bon port. Tout ça me dépasse !
Abu Selma : J’ai le sentiment qu’on a perdu la vie. Pas la vie organique, celle-ci s’est maintenue à un fil. Mais on a perdu le sens de nos vies. On a aussi perdu notre famille, nos amis, ceux qui sont morts, ceux qui sont restés et qu’on ne peut pas joindre car il n’y a pas d’électricité. On a perdu notre maison, notre travail, notre métier, notre existence sociale. On a perdu nos projets, nos rêves. Notre rêve, celui de voir la Syrie libre, libérée du régime.
Questions de sens
Houla : Aujourd’hui, en France, on rencontre aussi des gens bien, des gens de cœur. Mais ici, c’est un autre pays, une autre culture, d’autres coutumes. Il faut admettre qu’on a perdu notre patrie. Beaucoup de choses sont si différentes, il faut se réadapter. Même la prononciation de nos prénoms n’est plus la même ! Ici, on m’appelle Oula. Or, mon prénom se prononce Houla, avec un « h » guttural aspiré, suivi non pas de « ou », mais d’une sorte de « e » guttural lui aussi. Et ça a un sens, ça veut dire « montagne ». Alors voilà, avec toutes ces différences, qu’allons-nous transmettre à nos enfants comme culture, comme valeurs ? Ici, on doit faire attention à tout, à toutes ces différences. Je pense par exemple à la relation avec nos enfants. C’est très différent. Chez nous, si on est à table ou sur le canapé, on demande à nos enfants de nous amener un verre d’eau, des choses comme ça. C’est pas de l’esclavage, on leur voue beaucoup d’amour, un grand amour ! Mais ici, c’est assez mal vu de faire ça ! Ce sont des regards différents ! C’est difficile de s’adapter à tous ces détails…
Abu Selma : Quand il y a eu les attentats à Paris, en novembre, nous avons tout de suite pensé : mais c’est pas nous ! Il nous faut sans cesse prouver au regard des gens que nous sommes innocents ! Nous aussi sommes les victimes de Daech, des politiques, des gouvernements, du régime de Bachar ! C’est une politique mondiale qui se joue, nous en sommes les dégâts collatéraux.
Houla : Nous devons sans cesse prouver que nous sommes des gens bien ! En tant que Palestiniens en Syrie, c’était déjà ça. Une sorte d’héritage que nos parents nous ont inconsciemment transmis. On est acceptés en Syrie, alors il faut être exemplaires, bien se comporter, bien étudier, bien travailler, mériter notre place, être légitimes. « S’il vous plaît, acceptez-moi, je suis quelqu’un de bien ! » Et ici, il se rejoue la même chose. Au fond, ce qui me guide, ce qui me porte, c’est mon rêve, celui de retourner un jour dans mon pays, une Syrie libre ! Est-ce que ça sera possible ? Je n’en sais rien. Pour l’instant, je fais comme si. Et peut-être que mes enfants grandiront ici, planteront leurs racines ici. Ils feront ce qui leur semblera juste.
Je me souviens qu’avant la révolution, je n’avais pas plus que ça le sentiment d’appartenir à la Syrie. C’était la dictature, l’oppression, je ne me reconnaissais pas dedans, j’y déroulais juste mon quotidien. Mais ensuite, j’ai commencé à me sentir appartenir à la Syrie libre. J’ai senti que me racines poussaient ici, que c’était mon pays, ma patrie. Avant, cette notion n’avait aucun sens, aucune valeur à mes yeux.
Ce qui est dur aussi, quand tu vis une période de guerre, tu as l’impression que tout devient inhumain, que le monde va s’effondrer, que le monde n’a plus aucun sens. La Syrie vit des atrocités, et à quelques milliers de kilomètres, tout le monde continue sa vie comme si de rien n’était. Et tout à coup, quand des attentats se déroulent en France, la situation devient grave. Mais des dizaines de milliers de gens meurent là-bas depuis des années. Est-ce que les gens là-bas ont moins d’importance que ceux d’ici ?
L’Occident peut s’indigner de la violence ouverte et extrême qui frappe la Syrie. Mais ici, les gens sont comme des animaux de cirque. Ils se pavanent, bien dressés, bien contrôlés. La violence est là aussi, mais moins visible. C’est une violence dissimulée, mais néanmoins bien puissante. En Syrie, on a conscience d’être opprimés. En France, dans les pays développés en général, les gens ont perdu cette conscience, ils n’ont pas l’air de lutter. Cette indifférence est très violente quand on la réalise en arrivant ici.
Propos recueillis par Claire Kachkouch-Soussi & Renaud Bidault
1. Ahmed Jibril, leader du FPLG-CG (Font populaire pour la libération de la Palestine - Commandement général), controversé car il jouerait le jeu du clan Assad aux dépens de la cause palestinienne.↩