Éditorial
Notre époque déteste le conflit. Un phénomène tel qu’Emmanuel Macron, avec sa rhétorique, n’a de cesse de gommer la conflictualité de notre société. C’est ce que réalise l’œcuménisme de synthèse fabriqué par sa locution favorite : « en même temps ». De droite, et en même temps, de gauche. Libéral, et en même temps, social. Jupiter, et en même temps, Bisounours. Pourquoi donc se fâcher ? Comment pourrait-on même se fâcher ? Le conflit fait tache dans ce monde immaculé. La langue de bois néolibérale, le jargon entrepreneurial, Psychologies magazine, la figure de l’homme providentiel, le héros national, l’ennemi public n°1, la Coupe du monde, la Patrie, les temps de guerre, sont autant d’excellents éteignoirs de la conflictualité. Et ce déni de la conflictualité pose une question lancinante à nous autres saxifrages, qui sommes en conflit incessant avec les pierres et les vents mauvais.
La haine du conflit est, dans sa forme la plus commune, une généralisation abusive du légitime rejet de « la violence ». Or, la violence révoltante, c’est celle qui provient d’une domination, celle qui exerce une forme de domination. Ce n’est pas vraiment le cas de toute violence : on peut jouir avec distance de la violence d’un sport ou d’une œuvre d’art. Entre un « plan social » et les lambeaux du costume d’un DRH, où est, en fait, la violence, celle qui exprime une réelle domination, celle qui a un véritable effet de nuisance, celle qui est largement et durablement agissante ? Entre une chemise déchirée et une vie déchirée, qu’est-ce qui fait le plus mal ? Le rejet de la violence oppressive ne suppose pas le déni de sa conflictualité : bien au contraire, il nécessite qu’on l’identifie, qu’on l’admette, qu’on la nomme, et qu’on l’affronte. La conflictualité est inhérente à toute communauté humaine, au corps social, sans cesse parcouru de convulsions et de crispations. Elle est le propre du politique, qui, idéalement, consiste à gérer cette conflictualité, à la rendre possible, dicible, entendable, surmontable, vivable, ensemble. On est loin de l’acception bénie-oui-oui du « vivre ensemble » : vivre ensemble, c’est vivre avec d’autres que moi, d’autres que nous, c’est débattre, concéder, contre-argumenter, transiger, riposter. C’est (tous les couples le savent) s’exposer à être en conflit.
Or, la conflictualité génère bien souvent de la violence, de part et d’autre : un échange de violence. Mais pas n’importe quelle forme de violence. Quand on n’admet pas la conflictualité instaurée par la domination, c’est là qu’on subit pleinement cette dernière. C’est là que s’exerce la domination symbolique, qui inhibe et confisque l’aptitude à voir et dire qui on est, et ce qu’on vit : quand on ne sait pas trouver la juste forme de violence en retour, comme réponse à la domination subie. Cette réponse à la conflictualité de la situation, pour être pertinente, juste, recevable, légitime, opérante, doit trouver à s’exercer dans le registre du symbolique. Le symbolique, c’est le langage, les diverses formes de représentation des choses et des hommes. C’est en cela essentiellement que l’image des chemises déchirées est violente.
Le symbolique, c’est le domaine dans lequel agit, également, un journal : des mots, des discours, des images. Leur violence est celle de l’ironie, de la satire, ou parfois simplement, de la dénomination juste des choses. Dans ce monde du spectacle et de l’enfumage, nommer les choses, à commencer par leur conflictualité, c’est déjà faire bouger les chapes de plomb et de mensonges, parasiter la novlangue, faire violence au bon goût et aux bons sentiments, mettre son grain de sel dans le conflit.