Motus et bouche cousue
Saxifrage
Saxifrage, dans le cadre de son enquête sur Verfeil, a rencontré une des jeunes femmes arrêtées le 5 juin, avec le projet d’une interview racontant son arrestation et sa garde à vue. Les conditions spectaculaires de l’intervention policière, 70 ninjas investissant le village à 6 heures du matin, entrée fracassante chez les habitants concernés, armes, cagoules… tout cela fleure bon le reportage de guerre pour journal d’investigation à hauts risques, genre La Dépêche du Midi et, en l’espèce, pour Saxifrage, pourtant peu versé dans ce genre d’info.
Las, la réalité est moins amusante. La mobilisation de la sous-direction anti-terroriste (SDAT) pour arrêter deux jeunes femmes ne relevant pas du grand banditisme, ni du terrorisme sous quelque forme que ce soit, est en réalité révélatrice d’une situation par ailleurs décrite dans ce numéro. Les flics anti-terroristes disposent de moyens d’investigation hors du commun. Une enquête de plusieurs mois sur des habitantes du village leur permet d’en apprendre beaucoup sur les activités s’y déroulant. Voilà qui rappelle Tarnac, ce village de Corrèze où, en 2008, plusieurs habitants furent arrêtés en fanfare au prétexte de terrorisme : l’affaire fit grand bruit à l’époque, et se termina en 2018 par une relaxe générale et une déconfiture cinglante pour la magistrature, la police et le gouvernement. Le jugement de la 14e chambre du tribunal correctionnel de Paris fut alors motivé en ces termes : « L’audience a permis de comprendre que le groupe de Tarnac était une fiction. »
Les deux jeunes femmes embarquées en juin dernier ont vu, au bout de plus de 80 heures, leur garde à vue levée sans aucune charge, ce qui semble indiquer que les meilleurs flics de France n’avaient rien trouvé. Pour les quinze personnes arrêtées ce jour-là en France, la garde à vue s’est ainsi terminée sans inculpation. De surcroît, le désaveu du Conseil d’État, pourtant peu suspect de gauchisme ou de séparatisme, est venu sanctionner le délire darmanesque sur les Soulèvements de la Terre. Rappelons que ces derniers ne soutiennent que des actions non-violentes, fussent-elles musclées comme le désarmement de la cimenterie Lafarge, raison apparente de cette vague d’arrestations : du reste, dans le droit français, la violence n’existe que si elle est dirigée contre des personnes, la violence contre les biens est un non-sens juridique.
Vous ne trouverez pas dans ce numéro le texte prévu sur ces arrestations. La jeune femme contactée n’a finalement pas souhaité répondre à nos questions, visiblement inquiète des suites possibles de cette enquête : l’instruction continue, la possibilité d’une inculpation ultérieure n’est toujours pas à écarter, et la tension n’est pas près de retomber entre le gouvernement et les activistes écologistes.
Au-delà du registre pénal, dans des situations aux incidences moins dramatiques, on a pu observer un mutisme similaire de la part d’associations de ce territoire, désireuses de faire profil bas face au harcèlement et à l’ostracisme dont elles pâtissent, embarrassées à l’idée de se déclarer ouvertement solidaires de leurs voisines, et partisanes d’une stratégie plus feutrée. S’agissant des personnes embarquées par la SDAT, cette autocensure découle évidemment des méthodes d’intimidation aujourd’hui utilisées par l’anti-terrorisme : le moindre élément – une parole dite, la détention d’un livre trop sulfureux, une activité trop oppositionnelle – sera réemployé contre la suspecte, pour reconstruire une sphère d’intentions hypothétiques, censées étayer, au-delà de toute preuve, l’accusation de départ. Du genre : « nous n’avons pas la preuve de votre participation au démantèlement de la cimenterie, nous ne sommes pas certains même que cette action tombe sous le coup de l’antiterrorisme… mais bon, avec ce que vous lisez, avec ce que vous dites, vous seriez pas quand même un peu contre l’État, vous ? »
L’autocensure ne doit donc pas ici être interprétée comme la peur d’afficher sa culpabilité, mais au contraire comme la crainte que tout serve, par des moyens iniques et retors, à la constituer artificiellement. Face à un système qui peut exploiter et détourner tout ce qui tombe sous la coupe de sa surveillance, parler c’est lui envoyer des munitions par la Poste. Et c’est cela aussi que Tarnac avait mis au jour : l’exploitation nouvelle et intensive des intentions et des opinions (éventuellement anti-étatiques, révolutionnaires, anarchistes…) pour bétonner un grand dossier d’instruction anti-écolo. Avec du ciment de chez Lafarge, ça va sans dire.