Foncier dans le tas
Jikabo
Dans les mutations que connaît Verfeil, la force du collectif, poreux et dynamique, est un acteur majeur. Il y aurait de quoi s’en émerveiller, si un autre protagoniste incontournable n’était venu successivement souffler le chaud puis le froid, au point de faire basculer cette belle fable rurale en tragi-comédie ubuesque et médiocre : la Mairie. Au cœur des tensions : la question du foncier.
À la préhistoire des évolutions traversées par Verfeil, la municipalité a connu une période déterminante, sous le mandat de Marie-Fernande Jacquesson, entre 1998 et 2008. L’aimantation exercée par le village n’en était qu’à ses balbutiements, et la mairesse était une femme de conviction, intelligente et humaine. Tout baignait. Son mandat se termine sur l’aboutissement d’un projet de longue haleine, un éco-hameau à quelques encablures du bourg.
Ce projet est contesté par des voisins pisse-vinaigre : il fait l’objet de recours de la part de ces opposants, organisés en association de défense du patrimoine et des paysages, et représentera l’un des clivages sur lesquels se mène la campagne des municipales de 2008, autour notamment de Roger Raitière. C’est finalement Daniel Durand qui est élu maire. Son premier mandat verra le début du repeuplement de Verfeil.
Ses éclaireurs furent issus du groupe du Vernet, qui arrive avec un projet autour du foncier agricole. Ne trouvant pas de ferme instantanément, le groupe s’établit non loin, à Varen, dans ce que Quentin qualifie de « salle d’attente », qui sert de base pour des recherches plus poussées. Or, le collectif mute au contact du territoire, au gré d’arrangements avec celui de Begayne sur des terres pour les brebis, le prêt d’un garage pour faire de la mécanique, de l’entraide pour un atelier ou un potager.
Le groupe déniche finalement le lieu-dit Alic, à Penne, et organise une levée de fonds par la Fondation pro-Longo Maï, association suisse de soutien à la création et au développement de communautés solidaires dans des régions montagnardes et périphériques. La collecte réunit 200 000 €, mais les propriétaires tergiversent, et l’achat tombe à l’eau. Le plan B sera tout autre, au cœur du village de Verfeil : l’ancien café le Petit Verfeillais, sis au bout de la désormais fameuse rue Alphonse de Poitiers. Les 130 000 € à débourser sont financés par le don d’une part significative des héritages individuels de plusieurs membres du collectif. Acquis en 2014, le bâtiment cesse totalement d’héberger des habitants à demeure dès 2016, pour devenir exclusivement commun ; 60 000 € issus de la cagnotte servent alors à financer les travaux de transformation de cette bâtisse en lieu d’accueil de groupes, qui résonne dès lors d’un chantier permanent. Ce repeuplement dont le groupe du Vernet fut précurseur n’est pas une opération de Longo Maï : simplement, il fut impulsé par un groupe de jeunes dont la majorité y ont grandi, groupe qui s’est déplacé, transformé en s’agrandissant, avant de se dissoudre complètement en 2018, laissant derrière lui des lieux, un fonds de dotation, et des associations qui depuis se sont ouvertes et élargies.
Le processus, raconte Quentin, a été animé par deux polarités qui traversent tout un chacun – l’intérêt pour le social, la vie du village, le centre bourg ; et pour l’autosubsistance agricole, les terres – selon un beau cercle vertueux : les personnes qui ont le plus œuvré sur le volet agricole ont tissé avec les paysans des liens solides qui se sont avérés déterminants pour l’installation dans le bourg.
Splendeur et misère de l’action municipale
La première étape se cristallisa autour d’une bâtisse ayant jadis abrité un grenier de semences, des boutiques et des appartements, réhabilitée dans les années 1980 comme HLM pour les ouvriers de Lexos, avant d’être sous-occupée et laissée en déshérence. L’histoire et la centralité de cette bâtisse, elle aussi sur la rue Alphonse de Poitiers, imposaient un projet d’intérêt général. Ça tombe bien, Daniel Durand, fraîchement réélu maire en 2014, déplore le dépérissement du bourg. Partant du principe que « si les gens achètent, ils restent », il prête une oreille bienveillante à un groupe d’amis en quête d’un achat commun.
En bonne intelligence, sans même user du levier juridique de la préemption, souvent inutile lorsque la municipalité sait être diplomate avec les propriétaires, la mairie négocie donc pour racheter le HLM au bailleur social Promologis, puis le revend à un fonds de dotation, l’Amicale verfeillaise, en conservant le rez-de-chaussée pour le magasin des producteurs et un logement d’urgence pour exilés et familles en difficulté. Ce fonds de dotation est une forme juridique dédiée à l’intérêt général, dans un dispositif très contrôlé, puisque les comptes, certifiés par un commissaire aux comptes, sont publiés chaque année au Journal Officiel et donc consultables par tout un chacun ; mais, échappant au schéma de l’accession individuelle à la propriété avec crédit sur 25 ans, il est l’objet de fantasmes sur de supposés financements occultes. Nonobstant, c’est, dit Quentin, la période de la lune de miel entre une municipalité stratège avec une perspective à long terme, et un groupe de jeunes adultes non moins stratèges. Leurs visions et objectifs respectifs s’accordent bien, pour le moment.
Parallèlement, c’est sur le hameau de Paulhac que se focalise le projet agricole initial, avec une maison autour d’un hangar. Or, Paulhac, c’est le hameau du maire. Rafal, association pour la réhabilitation de l’agriculture, de la forêt et de l’artisanat libre, dûment enregistrée à la MSA et exploitant les terres environnantes, n’a jamais pu y construire, et s’est trouvée en butte avec moult tracasseries pour quelques roulottes. Ce sera finalement le fils du maire qui acquiert la maisonnette. Je peux le comprendre, reconnaît Quentin, il y jouait gamin, mais sur ce dossier on a constaté un manque crucial de communication. L’idylle avec l’édile commence à se lézarder.
Troisième axe de la stratégie, tant municipale que collective, la zone artisanale, fer de lance du renouveau verfeillais. Face aux réticences émergeant chez ses administrés les plus grincheux, surnommés le « parti du cimetière », Daniel Durand disait alors : « si on voit les jeunes bosser, ça va mettre tout le monde d’accord. » Cette fois, le montage consiste en la création d’un atelier-relais, financé par un crédit-bail fondé sur un apport de subvention à la construction à hauteur de 80 %, les 20 % restants consistant en 20 ans de location en complément de ladite subvention, à l’issue desquels les bénéficiaires deviennent propriétaires des ateliers. Après quelques années de lenteur, soudain en 2018, il faut foncer. Or, se font jour des divergences sur la latitude qu’auraient les bénéficiaires de procéder par auto-construction ; la part de subvention s’avère réduite à 50 % ; et surtout, le groupe à ce moment-là traverse une grave crise interne nourrie par des agissements masculins nauséabonds et les revendications féministes qu’ils s’attirent légitimement. Le projet tourne court, le collectif éclate, mais, ce faisant, devient plus poreux : « un gros mal pour un bien dont l’Histoire jugera », résume Rémi.
C’est alors la fin du second mandat de Daniel Durand, ulcéré par l’avortement de la zone artisanale. Sans son pendant de la zone artisanale, l’habitat dans l’ancien HLM lui semble bien moins intéressant ; il est davantage enclin à voir ce repeuplement du centre bourg comme une épine dans le pied. Au début, Daniel Durand avait joué « le chef indien », raconte Quentin, calmant les têtes brûlées autochtones, temporisant avec les gendarmes, incitant les nouveaux à aller à la fête du village ou à voter. Mais voilà qu’il lâche le collectif, ses propos désinhibent, voire ont pour effet de jeter de l’huile sur le feu.
Il ne se représente pas en 2020. La campagne est très tendue. Les listes électorales comptent 55 nouveaux inscrits. Roger Raitière, qui fut un adversaire de l’éco-hameau en 2008, puis l’adjoint de Durand en 2014, conduit une liste, face à une autre qui émane de la dynamique villageoise. Il a pour colistier un certain Olivier Hoffart, qui se voit finalement écarté pour avoir partagé sur les réseaux sociaux, le 4 mars 2020, une caricature d’Adolf Hitler faisant le salut nazi, commentée en ces termes : « Coronavirus… Ne plus se donner la main et ne plus se faire la bise. On repasse à l’ancienne salutation. » Ambiance…
L’entre-deux-tours, allongé pour cause de Covid, est de surcroît marqué, dans la nuit du samedi 23 au dimanche 24 mai, par l’incendie d’une yourte, construite un an et demi auparavant, heureusement inoccupée à ce moment-là. L’enquête déterminera que le feu était d’origine humaine, mais pas s’il était volontaire ou non, même si, dans ce contexte survolté, beaucoup s’accordent à le considérer comme criminel. Daniel Durand, encore maire, qui habite à quelques centaines de mètres seulement du brasier, a vite prévenu les habitants, mais le fait est que les pompiers ont tardé à être alertés, ce qui n’a fait qu’attiser l’atmosphère délétère. Depuis la loi Engagement et proximité, promulguée en décembre 2019, les maires ont la possibilité d’infliger une amende de 500 € par jour aux contrevenants au Code de l’urbanisme. Dans le viseur, les habitats légers, tentes, maisons de paille, cabanes, caravanes, véhicules habités, mobil-homes, tiny houses et… yourtes. Une yourte en cendres, c’est toujours des emmerdes en moins.
La liste alternative rate la majorité à neuf voix près. Roger Raitière est élu maire. Les conseils municipaux sont plus électriques que jamais. L’opposition y est incarnée par quatre femmes très actives, vite taxées d’hystérie par une majorité plutôt patriarcale. C’est vrai que quand, comme l’une d’elles, on est titulaire d’un DESS Politiques sociales et rapports sociaux de sexes, on se laisse difficilement impressionner. Ce climat intenable provoque finalement des démissions au sein de l’opposition, puis celle de Roger Raitière himself.
La propriété, c’est l’antivol
Didier Chardenet, qui avait sans doute vocation à lui succéder en 2026 pour le mandat suivant, le remplace prématurément. Son accession à l’écharpe tricolore ne fait qu’accroître la conflictualité. Pour lui, « il y a asso et asso ». Elles sont acceptées si elles se cantonnent à une fonction d’animation gentillette, mais elles ne sauraient avoir un rôle politique ou économique, s’occuper de logement par exemple. Elles ne doivent pas empiéter sur les plates-bandes du service public, quand bien même ce dernier serait impuissant ou apathique.
La solution aux problématiques de la commune ne sera décidément pas municipale. Le communalisme n’est pas possible partout. À Verfeil, la mairie n’est pas l’instigatrice des projets fonciers, qu’elle appellerait logements sociaux ou bistrot de pays. Elle porte plutôt des initiatives erratiques et semble avant tout s’efforcer d’endiguer le repeuplement du bourg.
Aujourd’hui, le nombre de logements vacants est le plus bas depuis 1982, et la mairie dissuade désormais les nouveaux arrivants : allez voir ailleurs. Elle multiplie les contre-feux, délègue ainsi son droit de préemption sur le centre bourg à un établissement public foncier (EPF) pour bloquer la prétendue OPA lancée par Longo Maï (dont, insistons-y, les derniers rejetons ont alors déjà quitté Verfeil pour d’autres aventures). Un EPF, c’est un établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) qui (un peu comme les SAFER) négocie et mène les procédures permettant de constituer des réserves foncières en amont de la phase de réalisation de projet d’aménagement public. Cette démarche vaudra à la mairie quelques camouflets : à plusieurs reprises, les vendeurs, solidaires des activités associatives ou artisanales hébergées dans leurs murs, retirent leur bien de la vente contre les manœuvres d’une municipalité désavouée et dépassée, dont la délibération bâclée sur l’EPF devient dès lors creuse et sans objet. Ce qui ne fait que renforcer le désarroi du maire Chardenet, totalement discrédité, au prétexte que « y a des choses qu’on nous cache ». Comme quoi, le complotisme n’est pas nécessairement le fait de citoyens aveuglés : on peut l’observer au sein des institutions les plus vénérables. Pour mieux voir ce qu’on lui cache, pour en « savoir » plus qu’il n’en sait déjà de source préfectorale, il prend même pour prétexte la tragédie du vol de drapeaux européens, chipés au fronton de la mairie en mai 2023, pour songer à implanter des caméras de vidéosurveillance…
C’est que, quand des habitants, en collectif ou individuellement, sont propriétaires du foncier, qu’il soit agricole ou bâti, ce n’est pas la même chose que les quelques roulottes et yourtes qu’on a tôt fait d’expulser, ou d’incendier – même si « une maison ça brûle bien aussi », comme l’a finement fait remarquer l’un des cadors de cette hostilité. Lorsque, face aux boutefeux, on a des habitants qui, mieux qu’eux, maîtrisent le droit, à l’instar de Quentin, diplômé en économie sociale et solidaire spécialisé dans les biens communs fonciers ; lorsqu’ils accèdent à la propriété ; lorsqu’ils mettent au service d’une utopie désormais concrète ces deux armes, juridiques et foncières, que le plus souvent subissent de telles initiatives (comme l’illustrent hélas tôt ou tard les squats politiques) ; lorsque enfin le nombre, la solidarité, la démographie œuvrent à pérenniser et densifier ces réseaux, alors le vent tourne. Ces utopistes ne sont pas de doux rêveurs, encore moins des illuminés sectaires : ils excellent dans ce que les collectivités qualifieraient d’ingénierie du développement local. Mais, superbe pied de nez, ils ont le toupet de retourner contre les processus de domination leurs deux instruments habituels que sont le Droit et la Propriété.
En visite à Verfeil au printemps 2023, le préfet du Tarn-et-Garonne a fait faire à son chauffeur, sous une pluie battante, une halte devant chaque propriété relevant de cette dynamique, la Quincaillerie, le HLM, la Maison de la halle, le Petit Verfeillais, comme pour dresser l’état des lieux de l’invasion. Pourtant, dit Quentin, « ce n’est pas de la gentrification ni un grand remplacement, ces maisons étaient vides ». Comme le crâne des élus.