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Merveille sur Seye

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La rue Alphonse de Poitiers, axe central du bourg de Verfeil, c’est les Champs-Élysées de la dynamique villageoise. Sur 300 mètres, on y trouve successivement, d’est en ouest : la grande maison collective dite du Petit Verfeillais, abritant entre autres choses une école de philo ; la Petite ourse, qui vient de naître ; le magasin de vente directe des Fermiers des trois rivières ; la friperie le Turfu ; le café restaurant des Tontons zingueurs ; la ludothèque associative le Coin du jeu ; le café associatif la Maison de la halle ; et la salle de la Quincaillerie, accueillant spectacles et pratiques en tous genres. Cette rue, où passent peu de voitures, est la plus animée du canton.

Rien ne prédestinait ce type – je parle d’Alphonse de Poitiers – à se trouver à l’épicentre d’une tourmente socio-politico-démographico-artistico-policière. Il faut dire que l’Alphonse, né en 1220, était le frère du roi Saint Louis, prince de sang royal, comte de Poitiers, de Saintonge et de Toulouse, et seigneur de la Terre d’Auvergne, excusez du peu. C’est à la mort de Raymond VII qu’il a hérité de l’Agenais, du Rouergue et d’une partie de l’Albigeois et du Quercy où, en 1250, il fonde la bastide de Verfeil. Devenu le plus riche prince de France, il a en outre assuré la régence du royaume pendant que Saint Louis était en croisade, a été le mécène du poète Rutebeuf, avant de mourir lui-même en croisade, comme un con, en 1271. Bref, Fonfonse était manifestement, sous tous rapports, « quelqu’un de bien ».

Certes, depuis cet âge d’or, Verfeil a connu des fréquentations plus sulfureuses. Jadis bastion protestant (ça ne s’invente pas), la commune a depuis accueilli des Républicains espagnols pendant la Retirada, des Lorrains fuyant l’Allemagne nazie, puis, en 2017, dans un centre d’accueil et d’orientation (CAO), une quarantaine de réfugiés afghans et soudanais, dont certains sont restés vivre au village. Colette Magny, grande figure de la chanson contestataire, y a passé les dernières années de sa vie, fondant l’association Act’ 2 organisatrice du festival Des Croches et la Lune, de 1987 à 2011, avant d’y décéder en 1997.

Du bon usage de l’attractivité

Au-delà de cette icône rebelle, la commune, ces dix dernières années, a vécu un chamboulement démographique et social peu ordinaire. Après avoir connu un pic de population de 1 107 habitants en 1861, Verfeil a d’abord, lentement et sûrement, subi l’exode rural, le dépeuplement, le vieillissement, le célibat forcé des hommes restés au village, la fuite de la jeunesse, pendant un siècle et demi – comme n’importe quel village paysan. En 2009, la démographie est à son niveau le plus bas, avec 319 habitants.

En 2020, on en recense 107 de plus : 426 habitants, soit une hausse de 33 %. Au même moment, le département du Tarn-et-Garonne, pourtant pas le dernier en matière de croissance démographique et notamment de nouvelles installations, connaissait une hausse de moins de 10 %, et la France un petit 4,4 %. Un village qui gagne un tiers d’administrés en une dizaine d’années, cela ne va pas sans bouleversements.

La principale explication de cette évolution réside dans le solde migratoire, c’est-à-dire l’arrivée de nouvelles personnes. Une petite moitié des Verfeillais est là depuis moins de dix ans. Ils et elles sont souvent jeunes : la tranche des 15 à 29 ans ne représentait que 3,7 % de la population en 2009, et 16,6 % en 2020 (dont deux tiers d’hommes). Simultanément, la part des plus de 45 ans baisse ; et significativement, les retraités désormais ne représentent plus que 3,7 %. La jeunesse de cette nouvelle population a pour conséquence qu’un taux de natalité revigoré vient renforcer la tendance migratoire.

Ce nouveau profil est en outre nettement plus diplômé : 21,9 % de la population est titulaire d’un niveau d’études supérieures de bac+3 ou plus, et particulièrement les femmes. Le taux de chômage (au sens où l’entend l’Insee) tombe de 14,1 % à 9,4 % entre 2009 et 2020, tandis qu’il augmente à l’échelle départementale et nationale. La part de la population ayant un emploi sur la commune même de Verfeil croît légèrement. Le nombre de créations d’entreprises est en hausse constante chaque année sur la période 2016-2020. Pour nuancer, il convient de préciser que cette population jeune, diplômée et dynamique perçoit des revenus nettement inférieurs à la moyenne tarn-et-garonnaise : peu importe, l’argent ne fait pas le bonheur. Enfin, la commune, au-delà de son emblématique rue Alphonse de Poitiers, compte une bonne trentaine d’associations : là encore, leur proportion par habitant est au moins trois fois supérieure au ratio national.

Outre l’engagement associatif, cette population comprend des habitants et habitantes impliquées dans les institutions locales, comme par exemple le conseil de développement du pôle d’équilibre territorial rural (PETR), un machin méconnu du quidam, échelon intermédiaire entre les communautés de communes et les départements, censé compenser les effets délétères de l’influence des métropoles sur les territoires éloignés. Son conseil de développement est théoriquement ouvert à la société civile, mais trop souvent ignoré par une population désabusée ou perdue face au millefeuille administratif.

Bref, qu’on le scrute avec les lunettes de l’Insee ou depuis la terrasse de la Maison de la halle, ce village, qui se situe aux marges du département 82, dont le bassin de vie enjambe allègrement les frontières du Tarn et de l’Aveyron, hors de toute influence urbaine, à une heure de Montauban et d’Albi, desservi par aucun bus, sans école, sans médecin, sans pharmacie, démontre les vertus de la marginalité géographique et l’enclavement, souvent présenté comme un fléau par les aménageurs en chef. Pas besoin d’A69 pour bien vivre. Ce que la novlangue technocratique nomme développement local, revitalisation rurale, attractivité, participation, centralité du bourg, vivre ensemble, convivialité, interconnaissance, etc., on l’observe à l’œuvre à Verfeil depuis une dizaine d’années. Que demande le peuple ?

Peureux contre poreux

Ben le peuple est content, il n’y a qu’à observer l’animation de la rue Fonfonse. Du moins, le peuple qui fraie dans le bourg centre, où vit un tiers des administrés. Et les élus locaux, que demandent-ils, eux qui invoquent ces mêmes mots-clés techno dès lors qu’il s’agit de mendier de l’argent à l’Europe ou ailleurs ? Les conseillers municipaux sont moins réjouis. Quand on connaît l’immobilisme ou le burn out des élus, on comprend mal ce dont ils se plaignent : une population jeune, bien dotée par son niveau d’études et sa pratique du collectif, qui prend des initiatives, qui se donne les moyens humains, financiers, intellectuels et juridiques d’agir… Il y a à Verfeil une vraie culture de l’entraide et de l’autonomie ; dans le jargon, on parle alors d’encapacitation, d’empowerment si on veut faire branché. C’est cela d’abord qui leur fait peur : « les associations font des choses sans rien demander aux élus », roumègue Emmanuel Cros, maire de Laguépie et conseiller départemental en charge du tourisme. Crime de lèse-majesté.

Absurde, quand la vraie dépossession des mairies, attestée par toutes les personnes récemment impliquées dans un conseil municipal, c’est le fait de l’Europe, de l’État, des intercommunalités. Une mairie est la courroie de transmission, la chambre d’exécution, le guichet, l’opérateur de politiques, directives, lois et réglementations décidées ailleurs. La souveraineté municipale est assurément bien faible dorénavant. Alors, toute initiative qui semble venir la supplanter est perçue comme un putsch. La majorité des élus de la commune vit dans les hameaux, se sent dépossédée de son influence sur le bourg, et en méconnaît la vie et les figures, à tel point que le cantonnier est régulièrement sondé comme autorité morale pour savoir si un tel est, comme Alphonse de Poitiers, « quelqu’un de bien ».

Cette défiance des élus a pris, au fil des ans, une tournure diffamatoire. Au début du regain migratoire, le collectif du Vernet, fondé en 2007 dans les Cévennes par la deuxième génération de Longo Maï, s’est déplacé en 2013 jusqu’à Verfeil, avec sa jeunesse, son utopie et ses brebis, et a joué le rôle d’un aimant. Il n’en fallait pas davantage pour que la réputation sulfureuse de Longo Maï soit commodément invoquée pour discréditer l’effervescence verfeillaise de cette dernière décennie. Longo Maï est une communauté autogestionnaire rurale qui est née en 1973 à Limans, dans les Alpes-de-Haute-Provence. 50 ans plus tard, cette coopérative agricole et artisanale, libertaire, anticapitaliste et laïque, regroupe en réseau onze collectifs en France, mais aussi en Allemagne, en Autriche, en Suisse, en Roumanie, en Ukraine et au Costa Rica. Son mode de vie alternatif, politiquement pensé et économiquement viable, lui a régulièrement valu l’étiquette délirante de secte1. L’arrivée à Verfeil de quelques individus qui y ont grandi a suffi pour alimenter la machine à calomnies et le soupçon bas du front. L’ancienne paranoïa, déclenchée dès 2008 par un projet d’éco-hameau autour de la figure de François Plassard, s’est alors vue décuplée et légitimée par la transhumance de ces brebis supposément galeuses. Ça pratiquerait l’échangisme, on ne sait pas qui sont les pères des gosses, il y aurait des fichés S, ce serait une base arrière de l’éco-terrorisme, etc.

Le néo-rural est un chiffon rouge agité volontiers, au prix d’un stéréotype du néo : il émane d’ailleurs souvent de néo eux-mêmes, car tous ces élus soupçonneux ne sont pas verfeillais depuis des générations, certains ne le sont même que depuis leur retraite, mais ce sont, faut croire, des « néo bien », comme Alphonse. À partir de quand n’est-on plus néo ? « On n’est de nulle part tant qu’on n’a pas un mort dessous la terre », a écrit García Márquez. À ce compte-là, c’est une fracture davantage politique que sociologique que subit Verfeil. Il y a des néo de part et d’autre du clivage observé, et de part et d’autre, des ruraux historiques ayant des ancêtres six pieds sous terre.

Ce qui fait le plus peur, fondamentalement, c’est précisément cette évolution du modèle communautaire développé par la génération précédente. À Verfeil, nulle congrégation autarcique et recluse, nulle secte, nul groupuscule, pas de leader ni de gourou ni de pasionaria charismatique, mais une vraie porosité avec le tissu socio-économique et associatif. Dans cette campagne vieillissante, on a vu une belle rencontre entre jeunes ruraux avec des envies d’urbanité, et jeunes urbains pour qui les campagnes sont une ressource et une issue, dans un contexte de collapsologie aiguë, de luttes sociales, de recherche d’alternatives, d’expérimentation, d’anti-capitalisme, de réappropriation des savoir-faire. Ça forme un réseau, ça ressemble à des rhizomes. Pas de plan concerté dans l’attractivité de ce bled, pas d’invasion planifiée, mais des amitiés, des rencontres : ainsi, Rémi est venu pour un chantier où l’ont embarqué des affinités tissées autour du lycée autogéré d’Oléron et de la classe de musique du bahut de Marciac, et enchanté par l’énergie verfeillaise, il n’est jamais reparti.

« On se sentait hyper-forts, on soulevait des montagnes », se souvient Rémi ; avec une lucidité remarquable, il n’exclut pas qu’il y ait pu avoir là une forme de colonialisme bien intentionné. De jeunes hommes blancs, bien dotés en capital culturel, énergiques, investissent le village, et investissent dans le village. Des femmes rompues au combat féministe, ruent dans les brancards du sexisme ordinaire. Au conseil municipal, ajoute Rémi, « tout baigne dans la misogynie ». Même le comptoir de la Maison de la halle n’est pas toujours exempt de cette oppression banale. Dès lors, comment faire fermement valoir des revendications féministes sans exercer de violence symbolique ou de mépris de classe, comment surmonter la maîtrise de codes différents, l’invocation de valeurs contraires ? Renvoyer un quidam lourdaud à son machisme peut manquer de bienveillance, alimenter une logique de clan. Le féminisme peut être l’instrument malgré lui d’une domination de classe, à rebours de la convergence des luttes désirée. C’est l’équation insoluble de l’intersectionnalité. Et pourtant, comment ne pas être féministe dans cette campagne vieillissante tenue par des hommes sûrs de leur fait et de leurs prérogatives ? Rémi conclut : « on prétendait tellement au contraire de ce colonialisme que le miroir a été violent. »

Entre le marteau étatique et l’enclume municipale

Et les tenants de l’ordre de prévenir les âmes sensibles que, attention, « Longo Maï fait de l’entrisme ». Rappelez-vous, l’entrisme est une notion tirée de l’histoire du trotskisme, désignant une stratégie politique révolutionnaire d’infiltration et de noyautage, qui consiste à faire entrer de manière concertée des membres d’une organisation militante dans une organisation rivale ou dans l’appareil de l’État bourgeois. On peut s’étonner que le terme fasse partie du lexique des élus du canton de Verfeil. Certes, on commet peut-être l’erreur de mésestimer leur culture politique. J’en veux pour preuve la profondeur de cette analyse que Didier Chardenet, l’actuel maire (qui ne nous a pas reçus) a distillée à Reporterre : la population à Verfeil « s’est radicalisée » ; « on sait qu’il y a beaucoup de gens qui appartiennent au mouvement ultracontestataire écologiste. Certains néo-ruraux s’installent et veulent imposer leur mode de vie. »2

Et c’est là que se manifeste l’effet ciseaux menaçant la dynamique verfeillaise. Certes, à l’échelle locale, on a des élus, schématiquement de vieux hommes blancs retraités et républicains, de vraies enclumes, limités dans leur réflexion, cramponnés à leurs prérogatives et à leurs certitudes, dépassés par un phénomène inédit, mais qui, comme le premier magistrat, « savent » des choses. Mais la stigmatisation prétextant Longo Maï ou, plus récemment les Soulèvements de la Terre, trouve la source de ses informations, de ses arguments et de son vocabulaire quelque part dans le 8e arrondissement de Paris, dans une zone mal famée qui s’appelle la place Beauvau, où se situe le ministère de l’Intérieur, et dont la Préfecture est le relais local. Il y a un cercle vicieux, entre la malveillance suspicieuse et réac des notables de proximité, et la répression de la part de l’État dont font de plus en plus l’objet les territoires laboratoires tels que Verfeil, fichés, surveillés, intimidés, criminalisés, comme le fut Tarnac en 20083. Le 5 juin dernier, Verfeil a ainsi eu l’honneur de la visite de 70 policiers de la BRI (brigade de recherche et d’intervention) et la SDAT (sous-direction antiterroriste), dans le cadre d’une enquête visant les Soulèvements de la Terre.

Bilan : trois domiciles perquisitionnés (dont un par erreur). Des enfants traumatisés par ces flics qui « ressemblaient à des cafards ». 80 heures de garde à vue, où l’on demande aux personnes interpellées ce qu’elles savent de l’école de philo, comme si penser à plusieurs était un crime, ce qui fait songer au délit d’opinion imputé aux Tarnacois qui avaient dans leurs rayonnages L’insurrection qui vient du Comité invisible. Et une rombière quelconque qui se réjouit dans la queue d’un commerce du coin, parce que « ça fera le ménage ». C’est à peu près ce qu’avait dit Alphonse de Poitiers, ce « mec bien », en partant en croisade.

Jikabo

1. Pour approfondir le sujet, on peut lire l’article d’Anne Jourdain, « Longo Maï, sur les sentiers de l’utopie, cinquante ans d’espoir », Le Monde diplomatique, août 2023, n° 833, p. 22-23.

2. Anouck Passelac & Alain Pitton, « Arrestations, subventions coupées… Verfeil, un village sous surveillance », Reporterre, 18 juillet 2023. On pourra notamment y voir la trombine de M. le Maire, dont nous n’avons pas eu l’honneur de tirer le portrait.

3. Lire David Dufresne, Tarnac, Magasin général, Calmann-Lévy, 2012.

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