Qui a eu cette idée folle ?
Florian Jourdain
En mars 2018, Emmanuel Macron annonçait sa volonté d’abaisser l’âge de l’instruction obligatoire à trois ans dès la rentrée 2019. Dès lors, les médias français ont sans relâche propagé une fausse information, rapidement devenue croyance : l’idée d’une « école obligatoire ». Quoi de plus logique dans un État aussi centralisateur et interventionniste que le nôtre ? Pourtant, l’Histoire montre qu’il n’en est rien et que, si durant les deux siècles derniers, l’État a mis la main sur l’instruction du peuple, il n’a jamais – pour ce faire – obligé ce dernier à fréquenter les écoles.
C’est à la Révolution que l’État français commence à supplanter l’Église en matière d’instruction. Initialement, c’est l’idée de transformer un peuple de sujets en une nation de citoyens qui fait l’unanimité. Comme l’explique l’historien Côme Simien, « la souveraineté n’est [alors] plus dans le monarque, elle est dans la Nation. »1 Mais, si la Constitution du 3 septembre 1791 précise qu’« il sera créé et organisé une Instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l’égard des parties d’enseignement indispensables pour tous les hommes », rien n’indique la façon d’y parvenir. Faut-il éduquer ou instruire le peuple ? Ou les deux ? Et comment ?
Instruire ou éduquer le peuple ?
Dès 1791, deux visions s’affrontent. Selon Condorcet, l’Instruction publique doit s’articuler autour de cinq degrés, depuis les écoles primaires jusqu’à la Société nationale des sciences et des arts, chargée de la direction générale de l’enseignement. Tous ces établissements seraient gratuits, laïcs, mixtes mais non-obligatoires ; à côté du public, il pourrait y avoir des institutions privées. L’éducation doit permettre le développement des capacités individuelles et le « perfectionnement général et graduel de l’espèce humaine ». Condorcet considère aussi qu’« en continuant l’instruction pendant toute la durée de la vie on empêche les connaissances acquises dans les écoles de s’effacer trop promptement de la mémoire. » Il est farouchement opposé aux défenseurs d’une éducation totale, prise en charge par l’État, estimant que « l’éducation publique doit se borner à l’instruction » : il ne saurait y avoir de liberté d’opinion réelle « si la société s’emparait des générations naissantes pour leur dicter ce qu’elles doivent croire. »2 Face aux impératifs de la guerre, le projet de Condorcet finit pourtant par être abandonné.
L’année suivante, un second plan d’envergure émerge, à l’opposé de ces positions : Robespierre présente le « Plan d’éducation nationale » de Le Peletier de Saint-Fargeau, récemment assassiné. Fortement inspiré du modèle spartiate, il préconise que « tous les enfants [soient] élevés aux dépens de la République, depuis l’âge de cinq ans jusqu’à douze pour les garçons, et depuis cinq ans jusqu’à onze pour les filles. » Il souhaite que « l’éducation nationale [soit] égale pour tous » et que « tous [reçoivent] même nourriture, mêmes vêtements, même instruction, mêmes soins ». Sa pédagogie repose sur une forte discipline et une surveillance continuelle. Seuls les meilleurs élèves pourraient prétendre gravir les échelons et atteindre le lycée. Les autres seraient destinés aux ateliers et aux champs. Pour les familles récalcitrantes, il prévoit une déchéance de la citoyenneté des parents, assortie d’une amende. Par ailleurs, les enfants indisciplinés ou paresseux seraient sanctionnés de diverses manières, allant de l’isolement au moment du repas à l’« humiliation publique ». Ainsi, l’idée force de ce plan est d’opérer une entière « régénération » afin de « créer un nouveau peuple » : « la totalité de l’existence de l’enfant » appartient à la République.
La chute des robespierristes consacre finalement le triomphe des modérés et du terme d’« instruction ». En 1794, Lakanal fait voter par la Convention la suppression de l’obligation scolaire mais le maintien de la gratuité de l’enseignement primaire. L’instruction primaire est réduite à la portion congrue : lecture, écriture, calcul mais aussi histoire, géographie, morale républicaine, récits et chants patriotiques. Pour Lakanal, « il est nécessaire que le plus grand nombre de jeunes citoyens sans aspirer à une instruction plus étendue, se distribue, en quittant les écoles primaires, dans les champs, dans les ateliers, dans les magasins, sur nos navires, dans nos armées. » En 1795, la Convention adopte la loi Daunou, qui organise l’enseignement en quatre degrés : écoles primaires, secondaires, spéciales, et Institut national. L’enseignement primaire est confié aux communes. La suppression de l’obligation scolaire est réaffirmée. La gratuité est abandonnée, sauf pour un quota d’indigents dont les frais d’inscriptions peuvent être pris en charge par les communes.
Massification de l’enseignement primaire
Il faut attendre la Monarchie de Juillet pour qu’une étape décisive soit franchie dans la constitution d’une école primaire publique d’État. La bourgeoisie industrielle a besoin d’une main-d’œuvre plus qualifiée et plus adaptée aux progrès techniques. Ce désir s’accompagne de la volonté d’inspirer « le respect de l’ordre social à tous les travailleurs. »3 Ces préoccupations aboutissent en 1833 à la loi Guizot, du nom du ministre de l’Instruction publique, qui impose aux communes « d’entretenir au moins une école primaire élémentaire » de garçons, l’État fournissant de son côté un local et un salaire aux instituteurs. Même si elle n’admet pas le principe de gratuité, la loi permet en théorie aux plus démunis de fréquenter gratuitement les écoles publiques grâce au système d’exonération des rétributions. Par ailleurs, elle énonce clairement les conditions pour devenir instituteur et impose la création d’une École normale dans chaque département pour les former. Pour Pierre Kahn, ce plan est un « maillon essentiel de la tradition française de l’État-éducateur »4. En 1835, Guizot crée un corps d’inspecteurs de l’instruction primaire, chargés de faire appliquer la loi. Très vite, ceux-ci se heurtent à l’hostilité des communautés villageoises, qui voient dans la scolarisation des enfants une perte de main-d’œuvre pour les travaux agricoles. C’est la raison pour laquelle Guizot n’impose pas l’obligation scolaire. De plus, jusqu’au milieu des années 1850, de nombreuses écoles « clandestines » échappent encore au contrôle de l’État – soutenues et protégées par les autorités locales car répondant aux besoins des populations rurales. Malgré tout, le nombre d’élèves inscrits à l’école primaire publique croît fortement dans les années qui suivent la loi Guizot, passant d’un peu plus de 1,5 million d’enfants en 1833 à plus de 3 millions en 1843. Cette massification se poursuivra jusqu’au début des années 1880. L’école publique devient majoritaire face à l’école privée.
Les années 1860 sont marquées par Victor Duruy, instituteur et ministre de l’Instruction publique de Napoléon III. Motivé par des considérations tant morales – la rédemption du peuple par l’éducation – qu’utilitaristes – dynamiser l’industrie nationale –, Duruy poursuit le développement de l’école primaire. En 1867, il oblige les communes de plus de 500 habitants à se doter d’une école de filles ; il développe la gratuité de l’enseignement primaire par le biais de bourses et en institutionnalisant les caisses des écoles, établissements publics communaux chargés de soutenir financièrement les élèves les plus démunis et d’encourager les plus assidus : un peu plus de 1,5 million de bourses sont accordées. Duruy permet en outre aux communes d’établir la gratuité du primaire grâce à la mise en place d’un impôt exceptionnel de quatre centimes. Par ailleurs, il procède à la revalorisation de la rémunération et des conditions de travail des instituteurs et institutrices. Néanmoins, pas plus que Guizot, Duruy ne peut imposer ni la gratuité totale, ni la laïcité, ni l’obligation scolaire. Il faut pour cela attendre le retour des républicains au pouvoir.
C’est avec les lois républicaines des années 1880, notamment celles de Jules Ferry, que l’État instructeur assoit définitivement son emprise sur l’enseignement, au détriment de l’Église et des familles. Ferry est un disciple des législateurs de la Révolution et notamment de Condorcet. Il va procéder par étapes. La gratuité absolue de l’enseignement primaire est promulguée en 1881. En outre, la loi impose la détention d’un brevet de capacité pour enseigner dans le primaire – que seulement 28 % des instituteurs congréganistes possèdent, contre 93 % de leurs homologues laïcs. En 1882, la loi institue l’obligation scolaire et la laïcisation des programmes des établissements publics. Son article 4, qui prévaut encore aujourd’hui, fixe un cadre précis : « L’instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de six ans révolus à treize ans révolus ; elle peut être donnée soit dans les établissements d’instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute autre personne qu’il aura choisie. » De plus, la loi détaille les compétences qui doivent être certifiées au sortir de l’enseignement primaire. La lutte contre l’influence scolaire de l’Église se poursuit avec la loi Goblet en 1886, qui interdit aux religieux d’enseigner dans les établissements publics. En 1889, les instituteurs et institutrices du primaire deviennent des fonctionnaires. En 1904, la loi Combes interdit l’enseignement aux congrégations. En 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État est adoptée.
L’œuvre scolaire des républicains coïncide donc avec un net accroissement de la mainmise de l’État sur l’enseignement et s’accompagne de sa totale laïcisation. Pour les républicains, l’objectif de l’École n’est pas « d’embrasser sur les diverses matières auxquelles il touche tout ce qu’il est possible d’en savoir mais de bien apprendre dans chacune d’elles ce qu’il n’est pas permis d’ignorer. » (Instructions officielles de 1887). Ferry, dans un discours prononcé à la Chambre des députés en 1880, va plus loin, et affirme que la gratuité de l’enseignement primaire doit permettre « à la France d’aujourd’hui de mêler, sur les bancs de l’école, les enfants qui se trouveront un peu plus tard mêlés sous les drapeaux de la Patrie », et qu’« il y a là, pour la conservation et le début de notre unité sociale, des moyens d’autant plus puissants qu’ils s’appliquent à des esprits plus malléables et des âmes plus sensibles. » Ainsi, répondant à des impératifs socio-économiques, mais aussi patriotiques, les républicains achèvent d’imposer la gratuité et la laïcité des écoles publiques primaires, ainsi que l’instruction obligatoire. Ils achèvent également la massification de l’enseignement primaire. Il ne reste plus qu’à ouvrir les portes du secondaire.
Massification de l’enseignement secondaire et supérieur
Au sortir de la seconde guerre mondiale, est proposé le plan « Langevin-Wallon », du nom de deux scientifiques, alors proches du parti communiste. Très influencé par les idées de l’Éducation nouvelle, le plan ambitionne de rendre l’école obligatoire jusqu’à 18 ans. Les élèves recevraient une formation unique jusqu’à 15 ans avant d’être orientés vers trois types de filières : pratiques, débouchant sur l’obtention du certificat d’aptitude professionnelle (CAP) ; théoriques, menant au baccalauréat ; et professionnelles, conduisant au brevet d’enseignement professionnel (BEP). Le plan prévoit une démocratisation de tous les échelons d’enseignement. Pour ce faire, Henri Wallon explique que la gratuité n’étant pas suffisante, il faut l’accompagner « d’allocations familiales quand il s’agit d’enfants, de présalaires quand il s’agit d’apprentis, de subventions quand il s’agit d’étudiants, de manière à ce que l’égalité au départ ne soit pas compromise par des différences de situation matérielle. » Toutes les aptitudes (manuelles, intellectuelles) ont la même dignité et il est nécessaire de laisser chaque enfant trouver la sienne. Les examens sont proscrits avant l’âge de 18 ans. Enfin, suivant la pensée de Condorcet et de l’Éducation populaire, le plan souhaite donner la « possibilité pour tous de poursuivre, au-delà de l’école, et durant toute l’existence, le développement d’une culture intellectuelle, esthétique, professionnelle, civique et morale. » Mais le président du Conseil, Paul Ramadier, qui vient d’évincer les communistes de son gouvernement, passe le plan à la trappe. Néanmoins, la volonté de démocratisation de l’enseignement secondaire puis supérieur, ainsi que l’idée d’orienter plutôt que de sélectionner, sont déjà au cœur des réformes à suivre.
À partir de la fin des années 1950, on assiste à une massification de l’enseignement secondaire. En 1959, Jean Berthoin, ministre de l’Éducation nationale, fait adopter une réforme qui préconise la généralisation de l’entrée en sixième pour tous et le prolongement de l’instruction obligatoire jusqu’à 16 ans. Il crée le collège d’enseignement général, qui va de la sixième à la troisième. Les classes de sixième et de cinquième constituent dorénavant un palier avant une orientation vers les branches d’enseignement général ou professionnel. Quelques mois plus tard, Michel Debré, Premier ministre et ministre de l’Éducation nationale, fait voter une loi qui instaure la possibilité pour une école privée de passer un contrat avec l’État : en contrepartie d’une subvention, l’école est tenue de respecter les programmes de l’Éducation nationale, d’accueillir des enfants d’autres confessions et de se soumettre au contrôle de l’inspection d’académie. Les enseignants du privé deviennent également des fonctionnaires avec, toutefois, un régime de retraite spécial. En 1975, la loi Haby, du nom du ministre de l’Éducation nationale, instaure un collège unique, avec une classe de sixième indifférenciée, mais toujours la possibilité de s’orienter après la cinquième vers un CAP. En outre, l’enseignement professionnel fait désormais partie intégrante du secondaire. Dans les années 1980, la volonté de mener le plus grand pourcentage d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat ne cesse d’être réaffirmée.
Toutes ces politiques ont pour conséquence une explosion des effectifs. Depuis 1975, seuls 5 % des jeunes ne sont pas scolarisés, contre un tiers en 1958. En 1970, la proportion de bacheliers dans une génération est de 20 % ; elle atteint actuellement près de 80 %. Entre 1960 et 1970, le nombre d’étudiants du supérieur en vient donc à doubler, pour atteindre 2,5 millions aujourd’hui. Ce mouvement de massification est soutenu par de nouvelles infrastructures, comme le campus de Nanterre pour désengorger la Sorbonne dans les années 1960 ou, dans les années 1990, les universités des villes nouvelles de banlieue parisienne, et des villes moyennes de province.
Ainsi, en un peu plus de deux siècles, l’État est parvenu à s’imposer comme l’instructeur en chef. Il a progressivement étendu et renforcé son champ d’action. Il a mis en place un vaste système scolaire gratuit, laïc et normé. Les enseignants, devenus des fonctionnaires, sont chargés de transmettre les valeurs de la République. L’Église, dépouillée de ses prérogatives, ne doit la survie de ses écoles qu’à l’État qui, moyennant finances, impose son programme et son contrôle. Quant à la fraction d’élèves (1 %) échappant encore à l’Éducation nationale, ils sont fortement surveillés, à tel point qu’il est possible d’affirmer, sans exagération, qu’aujourd’hui, bien qu’il n’ait jamais pu imposer à ses concitoyens l’obligation de fréquenter les écoles publiques, rien ou presque n’échappe à la surveillance de l’État en matière d’instruction. Et tout tend à le rappeler – au prix de quelques approximations – comme cette récente formule de Jean-Michel Blanquer : « Un enfant de France est un élève de la République. Autrement dit, tout enfant doit être scolarisé. »
1. France Culture, La fabrique de l’histoire, émission du 27 novembre 2018.↩
2. Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791.↩
3. Antoine Léon, Histoire de l’enseignement en France, 1982.↩
4. Pierre Kahn, « La lettre de Guizot aux instituteurs (juillet 1833). Éléments pour une préhistoire de la déontologie enseignante » in Les Sciences de l’éducation – Pour l’Ère nouvelle, volume 40, 2007.↩