Entre le marteau sanitaire et l’enclume républicaine
Jikabo
Enfants, parents, enseignants, pour tout le monde depuis un an, l’instruction à domicile est devenue, de gré ou de force, l’alpha et l’oméga de l’Éducation nationale – même si tout cela n’avait rien pour spécialement séduire les tenants de la déscolarisation. Pour certaines familles, le confinement a peut-être permis de découvrir un autre rapport aux enfants, à leur instruction, au rythme quotidien. Il a parfois été l’occasion de toucher du doigt les splendeurs et misères du métier d’enseignant, il a obligé à s’imaginer y suppléer dans la sphère domestique – et d’aucuns ont pu finalement brûler de remettre au plus vite leurs mioches sur le chemin de l’école, parfois vue comme la meilleure garderie qui soit, davantage que comme un espace d’apprentissage et d’émancipation. Dans un pays confiné aux écoles fermées, la déscolarisation devenait la norme applicable à tous, dans une acception très spécifique, il faut le dire, avec le télé-enseignement, ses environnements numériques de travail, l’invasion des écrans, les Zoom à gogo… la continuité pédago pour les gogos.
Puis les établissements scolaires ont rouvert pour ne plus refermer (à l’exception notable des universités), quoique dans des conditions dégradées, avec l’obligation du port du masque imposée aux enfants de plus de six ans, des demi-groupes ici ou là, et toutes sortes de distances, de barrières et de protocoles appliqués dans les salles de classe, les bibliothèques, les cantines ou les cours de récré. À des parents soucieux du bien-être physique et psychique de leur progéniture, préoccupés de la qualité de l’enseignement, voire solidaires de l’art et la manière de pratiquer le métier de prof, l’obligation du port du masque a pu donner des raisons inédites de retirer leurs gamins d’une École à laquelle, tout bien considéré et quoi qu’ils puissent en penser par ailleurs, ils souscrivaient grosso modo jusque-là. Le masque à l’école a mis le feu aux poudres, et a servi de symbole pour une École en crise et une société lassée d’être confinée en dépit du bon sens.
À cela s’est ajoutée une autre problématique, œuvrant elle aussi au regain d’actualité de la déscolarisation. C’est la propension galopante de l’École à se poser comme le rempart de la République, l’avant-garde de la laïcité, la donneuse de leçons civiques et la pourvoyeuse de morale républicaine. Le phénomène ne date pas d’hier : l’ère Sarkozy, notamment, avait posé le cadre, avec ses débats oiseux et nauséabonds sur le voile, les querelles mémorielles et l’identité nationale. Mais Macron, sous ses dehors modernistes et mondialisés, et sans doute pour mieux les faire avaler aux ringards si peu start-up nation, s’avère en la matière un réac très vieux jeu, grand amateur des bons points et des images d’Épinal. Au revers de sa promotion de l’École du futur, connectée, dématérialisée et privatisée, on trouve sa célébration d’une École intemporelle et mythique d’avant mai 68, qui pue la naphtaline, le roman national et la falsification historique.
Car cette ve République possiblement finissante a beaucoup de points communs avec sa grande sœur, iiie du nom, dont les instituteurs, les hussards noirs de Jules Ferry, avaient vocation à former des petits patriotes germanophobes et revanchards, adeptes de la ligne bleue des Vosges et du colonialisme à la papa. L’École contemporaine prétend combattre un ennemi intérieur, englobé dans la catégorie des séparatismes (?) dont le vide conceptuel a pour corollaire ses multiples possibilités d’instrumentalisation. Elle inscrit quasiment Charlie Hebdo dans ses programmes officiels, se pique d’inculquer l’humour et le bon goût à des enfants supposément obscurantistes ou demeurés, et prétend leur transmettre en faisant les gros yeux l’amour d’une République qui les aime si peu, eux, les gosses de pauvres, les enfants basanés, les fils d’immigrés et les filles qui ne s’habillent pas comme il faudrait. Au portail, comme à la porte d’une boîte de nuit très sélect, les conseillers principaux d’éducation traquent autant les minijupes et les nombrils à l’air que les hidjabs et les abayas (ces robes longues typiques de la décence féminine musulmane), et renvoient se rhabiller chez elles les lolitas trop court vêtues tout comme les filles qui s’habillent trop. Du reste, on remarquera que ce sont toujours les filles qui font les frais de cette bien-pensance vestimentaire bannissant autant l’occultation que l’exhibition du corps (le masque restant, quant à lui, de rigueur, évidemment).
Sur le terrain, l’enfer étant pavé de bonnes intentions, les petits soldats de Blanquer ne mesurent pas toujours la violence symbolique exercée par une institution qui, sous couvert d’éducation et par le truchement de leurs rejetons, prétend transmettre aux familles (et spécifiquement aux plus pauvres d’entre elles, celles que choie le moins la République) ce qu’il est loisible de dire, de penser, de revêtir, ce dont il est de bon ton de rire, ce qu’il convient de croire, et même comment il faut se saper. Les minutes de silence à répétition, les Marseillaise vibrantes ou endeuillées, les saluts au drapeau, l’hagiographie de tous les Samuel Paty, donnent à l’École une ambiance de monument aux morts villageois un matin pluvieux de 11 novembre.
Du reste, cette propagande républicaine, qui fait de l’École le lieu de façonnage idéologique de toute une génération, rebute ou choque les familles d’une façon moins évidente, moins fédératrice, moins unanimement violente, et plus pernicieuse car plus ciblée, que l’imposition du masque à des bambins de CE1. On aimerait que ce second faisceau de raisons pèse autant que l’épouvantail masqué, auprès de parents parfois trop enclins à être obnubilés par le bien-être de leurs gosses au détriment de tout le reste, au prix d’une myopie historique et d’une dépolitisation notoire – alors que le masque et la morale sont les deux facettes d’un même dogme républicain, articulant la santé et la sécurité, déniant l’émancipation au profit de la docilité.
Bref, les raisons s’accumulent qui peuvent dorénavant rendre plus audibles les arguments des tenants de la déscolarisation, qui peuvent faire vaciller celles et ceux qui, contre vents et marées, persistaient à défendre une École pour tous. Le débat n’en est que plus vif, et plus passionnant.