Fac-simulée
Vinyle Raboté
À la faveur d’un risque de seconde vague du coronavirus, et des mesures censées nous tenir à distance les uns des autres, la rentrée scolaire 2020 sera hybride ou ne sera pas. Frédérique Vidal, actuelle ministre de l’Enseignement supérieur, a eu beau communiquer, au milieu des vacances estivales, son « souhait » qu’à la rentrée, le « présentiel » soit privilégié, son vœu ne sera pas exaucé. En tout cas il ne semble pas avoir été entendu par l’Université Champollion (Albi), qui annonce sur son site que « le scénario d’une rentrée hybride […] est privilégié ». Foutue autonomie ! Par hybride, il faut comprendre qu’une partie des enseignements auront lieu à distance, autrement dit que les étudiants passeront plus de temps encore, seuls dans leurs apprentissages, grâce aux désormais fameux environnements numériques de travail (ENT)1.
La raison en est simple : puisqu’une pédagogie normale (autrement appelée « en présentiel ») expose les individus au risque viral du SARS-Cov-2, la possibilité de « continuer » à faire de la pédagogie à distance serait un moindre mal. Mieux vaut une pédagogie à distance que pas de pédagogie du tout. Mais cette philosophie du moindre mal, largement exhibée par les responsables, cache mal une seconde attitude, elle aussi en vigueur, et beaucoup plus enthousiaste à l’idée que le numérique pourrait faire un grand bien à la pédagogie.
Ainsi, le 31 juillet 2020, soit quelques jours avant qu’elle se déclare favorable au présentiel, la ministre de l’Enseignement supérieur publiait un communiqué par lequel elle faisait connaître le déblocage d’un fonds à destination de projets permettant de « renforcer l’hybridation des formations d’enseignement supérieur » (titre du communiqué). Ce fonds alimentera 15 projets de recherche – retenus parmi 69 propositions – aux noms plus exotiques les uns que les autres : « Système d’activités médiatisées et immersives » pour l’Université polytechnique des Hauts-de-France ; « Développer des pédagogies hybrides et durables » pour l’Université de Strasbourg ; « Transition vers l’hybridation en Miage [Méthodes informatiques appliquées à la gestion des entreprises !] » pour l’Université Claude Bernard de Lyon ; mais encore « Hybrider, construire et accompagner la réussite » pour l’Université Paris-Saclay, et ainsi de suite ad nauseam. En somme, pas moins de 21 709 000 € distribués pour développer l’hybridation. Pas mal… pour un moindre mal.
L’idée d’hybrider la pédagogie n’est pas subitement sortie de la trousse de secours du ministère à la faveur de la crise : c’est, au départ, une vision à part entière de la pédagogie, qui remonte, pour autant qu’on puisse la tracer, au début des années 90, à la pointe de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler l’« innovation pédagogique ». L’hybridation se donne alors l’ambition de tirer parti des possibilités offertes par les outils les plus modernes pour « mieux stimuler l’engagement des étudiants », « développer leur autonomie », « leur offrir un environnement d’apprentissage plus collaboratif » ainsi qu’une « meilleure flexibilité pour ceux qui doivent conjuguer études-travail-famille ». En effet, quelle ambition ! Par le renvoi à distance (sur les ENT) d’une partie du cours (entre 20 et 80 %), les chercheurs espèrent améliorer, chez les étudiants, l’engagement, l’autonomie et la collaboration ! J’insiste : il ne s’agit pas de dire que, même à distance, on peut conserver un semblant d’engagement, d’autonomie et de collaboration, mais plutôt que c’est en se mettant à distance que l’on en suscitera le plus.
De la même façon, dans les universités, la pédagogie hybridée n’est pas toujours reçue comme le soin palliatif d’un enseignement rendu impossible, mais comme une véritable innovation. Elle n’est pas seulement une réponse à la financiarisation de l’Université qui pousse, comme ailleurs, à « produire » le plus possible (d’enseignements) avec le moins de ressources possibles (enseignants, y compris précaires). Non, l’hybridation aurait un supplément d’âme : capable par exemple de susciter l’autonomie – tant désirée ! – chez un étudiant finalement exclu de son lieu de formation… et ce supplément d’âme a un nom : la « pédagogie inversée ».
L’inverse de la pédagogie
La pédagogie inversée prétend, comme son nom l’indique, améliorer l’apprentissage en inversant les temps et les rôles. Le temps du cours n’y est plus un moment d’apprentissage théorique, mais un moment de pratique supervisée (par l’enseignant) ; inversement, le temps chez soi n’est plus un temps de pratique (devoirs), mais un temps d’apprentissage théorique. Pour que ceci puisse avoir lieu, une seconde inversion doit avoir lieu : l’étudiant – à la place de son enseignant – doit devenir le moteur principal de sa recherche d’informations ; le contenu académique ne vient plus à lui lors d’un cours dit magistral. En forçant l’étudiant à constituer lui-même sa base de connaissances, cette ligne pédagogique prétend donc autonomiser l’étudiant. Pour schématiser, en pédagogie inversée, on fait des exercices pendant un « cours » de maths, et on prend connaissance du cours, des lois, des théorèmes, tout seul chez soi… si on en prend connaissance.
Or, s’il est tout à fait possible de proposer une pédagogie inversée sans ENT (apprendre par soi-même est, en effet, une compétence traditionnellement visée par l’Université), l’inverse n’est pas possible. Autrement dit, le déplacement des activités de formation vers les ENT, mène, de fait et de force, à une inversion de la pédagogie, puisque renvoyée la plupart du temps chez elle, que fera l’étudiante sinon se débrouiller ? Objectif atteint pour le pédagogue moderne ! On gagne du temps, l’institution sauve son blé, l’engagement est suscité, tout donne l’apparence de l’autonomie : la conscience est au beau fixe. Bien sûr les choses sont plus complexes : les travaux scientifiques sont mitigés sur l’efficacité de cette pédagogie, qui dépend en grande partie du capital culturel de l’étudiant. En gros : mieux vaut déjà être autonome pour réussir une formation qui prétend autonomiser.
Ce moment de l’hybridation est à resituer dans un mouvement plus long. Lorsque je finissais mes études, j’ai participé à ce que l’on appelle une « formation de formateurs ». Il s’agissait pour nous d’apprendre à enseigner, pour le dire vite. C’était en 2015. La philosophie du cours, largement assumée par les pédagogues, avait deux volets. Un : la pédagogie doit s’adapter aux enjeux modernes ; elle doit se mettre à la portée de son public ; les étudiants à qui vous vous adresserez appartiendront à la génération Z : nés dans un téléphone, ils ne s’intéresseront à rien d’autre qu’à leur écran ; vous devrez apprendre à les stimuler en parlant leur langage, en utilisant leurs codes, etc. Deux : vous devrez produire une pédagogie plus efficace, plus productive qu’actuellement ; vos cours devront pouvoir être autosuffisants ; un autre que vous devra pouvoir s’emparer de vos contenus et vous remplacer sans difficulté. Le tout, dispensé dans une école renommée de l’aviation toulousaine, nous était distillé avec le ton de l’inéluctable.
Le drôle, c’est la façon dont aujourd’hui, les deux ingrédients que je viens de mentionner sont entrés en symbiose dans l’hybridation. Les « paresseux » de la génération Z côtoieront, à distance – des enseignants rendus facultatifs par l’obligation d’« encapsuler » leur cours. (Une « capsule », c’est le nom qu’on donne à ce tout cohérent, élaboré par un enseignant, et qui peut aller sans lui). À la vérité, personne ne s’autonomise ici, sinon le savoir. Celui-ci acquiert, rapidement et sûrement, toutes les caractéristiques d’une marchandise – ce que la « capsule » symbolise.
À l’université – mais aussi dans le secondaire – la pédagogie n’est pas en cours d’inversion, elle est en cours de dilution. La relation de l’enseignant à son élève est trop coûteuse, trop qualitative, trop incertaine. Le mouvement qui renvoie les deux acteurs de la relation pédagogique de part et d’autre d’une interface web, fera, en même temps, une place centrale à la marchandise pédagogique, devenue enfin accessible, récupérable, tangible, évaluable… monnayable.
Sacré Covid !
1. Pour plus d’informations sur les environnements numériques de travail, on peut lire « Espèce Numérique de Travailleur » et « La grande illusion », de Boris Vézinet, et « Algorithmes scolaires », de Vinyle Raboté, dans Saxifrage n° 6 ; ou encore « Les premiers jours d’un confiné », de Nicolas Rigaud, dans Un grand moment de confinitude, supplément du n° 18.↩