Santé Nitouche
Valéry
Tout autour de nous, les discussions ne manquent pas à propos de la pandémie. On y parle gestion de crise, conséquences financières, opportunisme politique, révélation et aggravation des inégalités, cynisme capitaliste, comportement citoyen, etc. On parle beaucoup ; tant mieux. Pourtant, tous ces débats prennent place dans un cadre qui n’est jamais remis en question. Ce cadre, c’est l’hygiénisme : idéologie qui érige l’hygiène en principe fondamental d’organisation d’une société et qui, autrement dit, subordonne le droit de cette société à un « ensemble de principes et de pratiques tendant à préserver, à améliorer la santé » (Le Robert). Et, en effet, plus ou moins consciemment, les « mesures », les débats médiatiques, les saillies intellectuelles, les propositions politiques, chaque « réponse » à la situation part d’un présupposé fort, d’un leitmotiv apparent : il faut protéger la population d’un virus.
Nulle part, il n’est fait de place pour la critique ouverte de ce cadre. À titre d’exemple, il est tout à fait inquiétant de ne trouver, chez aucun parti politique, une critique – ne serait-ce qu’un début de questionnement – sur sa légitimité. Tous les partis d’opposition se contentant de critiquer la gestion de crise, éventuellement les phénomènes écologiques qui nous ont amenés là. Le Nouveau parti anticapitaliste ne trouve, par exemple, pas mieux que de revendiquer la gratuité des masques. Le parti communiste, lorsqu’il fait connaître ses propositions, avance comme « sa » priorité le fait de « sauver les vies menacées, de protéger toute la population. » Pareil chez La France insoumise ou chez Le Pen. C’est à cela qu’on reconnaît un cadre : il fait consensus – il semble indiscutable, il est indiscuté.
Trouble obsessionnel collectif
Protéger la populace, sauver des vies, ne sont-ce pas là de louables intentions ? Charité sanitaire inattaquable, qui définit la nouvelle disposition commune dans laquelle chacun devrait se trouver ! Par contraste, les négligents, les rétifs ou les excédés, sont des âmes peu charitables. À propos de rassemblements de jeunes au cœur de l’été, je cite de mémoire, le titre d’un reportage : « Les jeunes aiment-ils vraiment leurs aînés ? » Forme de diatribe contre l’insouciance : nouvelle forme de radicalisation dans ce monde anxiogène. « Le virus n’est pas en vacances, et nous non plus », nous disait le dernier des guignols – Castex peut-être ? – encore à son bureau.
Des partis aux médias, sans parler du gouvernement, le discours est propre, le cadre est respecté – mais pas simplement respecté : poussé, motivé, justifié. Le comportement civique en vigueur correspond, trait pour trait, à ce qu’en psychologie on nomme « trouble obsessionnel compulsif » (TOC). Voyons la définition qu’en donne l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) : « Les personnes qui souffrent de TOC sont obsédées par la propreté […], elles effectuent des rituels (…) de lavage (…) plusieurs heures chaque jour dans les cas graves. Les obsessions typiques sont la propreté, les germes et la contamination, (…) ou encore le sentiment de se sentir excessivement responsable de la sécurité d’autrui. Il s’agit d’une véritable maladie, très handicapante au quotidien, pouvant même empêcher une vie sociale ou professionnelle normale. » Si, bien sûr, cette description concerne le cas le plus pathologique, nous sommes pris, collectivement, dans une logique d’obsession analogue. Ce qui, hier, relevait du détail – y compris au plan sanitaire – comme par exemple la bise, devient un sujet de décision (pour ou contre). En somme, le changement vers un cadre de malade fait apparaître à la société de nouveaux éléments, hier négligeables, et qui finissent par la hanter. Pourquoi ? Parce que, comme l’individu « toqué », elle poursuit alors un objectif illusoire : l’asepsie. Non qu’il n’y ait pas de moyens efficaces de « se prémunir », mais le contrôle sanitaire n’est jamais achevé et demande toujours une nouvelle vérification, toujours une prudence supplémentaire. Vous ne faites pas la bise ? Fort bien. Mais lavez-vous les poignées de porte ? Portez-vous un masque chez vous ? Pratiquez-vous l’apnée pour les trajets courts ? Aseptisez-vous votre monde le plus possible ? Pas certain. Tant de choses sont possibles pour « réduire les risques » : lorsque la résolution d’un problème n’admet pas de limite raisonnable, ou facile à déterminer, c’est que le problème de départ est mal posé. C’est ce type de paradoxes qui, pour partie, contribue à la souffrance des « toqués ».
Et voilà où nous en sommes. Les consciences individuelles, scrutées et pressées à l’aune d’un sophisme bien manichéen : le citoyen ne doit pas porter atteinte à la santé d’autrui ; or ne pas respecter les mesures sanitaires, c’est potentiellement accroître la circulation d’un virus menaçant ; donc n’est pas citoyen celui qui critique ces mesures ou s’y dérobe. C’est dire que l’hygiène trace de force et sous nos pieds la nouvelle ligne rouge de notre morale. Mais ce sophisme, qui a l’apparence du bon sens populaire, cristallise des choix politiques non négligeables, et pourtant jamais débattus… comme tout cadre.
Ce dernier institue la santé d’autrui comme premier marqueur de la sollicitude citoyenne (notre fameuse « fraternité »). Si je me préoccupe du sort fait au peuple, c’est d’abord, dans cette vision, par le petit bout de la lorgnette sanitaire. Les situations peuvent devenir inhumaines, pourvu qu’elles demeurent propres, comme dans ces maisons de retraite, où nombreux sont ceux qui moururent seuls, proprement, en respectant les mesures sanitaires. Pourtant, ce n’est pas tant le phénomène viral qui a fait scandale ici, que l’inhumanité profonde dans laquelle ces vieux se sont éteints. Pour ceux qui sont morts seuls, le scandale vient de leur solitude. Mais la solitude comme fléau n’est pas à l’ordre du jour. Aussi on dira qu’il est plutôt scandaleux d’entendre telle personne ne pas s’émouvoir de ces morts : les morts, leur nombre, par jour, d’un jour sur l’autre, par semaine, par département, par région, par âge, par sexe. Des chiffres en nombre ! Chaque mort compte et chaque mort peut être évitée : c’est cela, le grand appel à la mobilisation sanitaire, la nouvelle citoyenneté.
Au-delà de leur espérance
À la vérité, un tel trouble à l’ordre public serait tolérable, si un péril extraordinaire nous menaçait. Que dire, à ce titre, du péril coronaire ? Je reprends ici un chiffre éclairant : selon Santé publique France, l’âge médian des décès pour lesquels le coronavirus est mentionné au registre des causes est de 84 ans. Par ailleurs, l’espérance de vie, en France, est en 2019 de 79,8 ans pour les hommes (au nombre de 31 378 856) et de 85,7 ans pour les femmes (33 519 098) ce qui, après un petit calcul de moyenne pondérée, nous donne une espérance de vie moyenne, pour l’ensemble de la population, de 82,8 ans. Statistiquement parlant, les morts du coronavirus sont donc – passez-moi l’expression – morts au-delà de leur espérance.
Ces chiffres indiquent une réalité, indicible parce que hors du cadre idéologique, et qui est que, pour beaucoup, le coronavirus est venu ponctuer la fin de leur vie, comme ce sont toujours de petites choses qui finissent par emporter ceux qui meurent « de vieillesse ». Vous me direz que ce ne sont que des chiffres, et je suis tellement d’accord ! Mais qu’il soit impossible d’avancer un tel discours (d’acceptation de la mort, finalement) sans s’attirer des foudres humanistes : voilà qui révèle l’hygiénisme évoqué plus tôt. Qui devient en quelque sorte notre inconscient collectif, notre tabou, un non-dit sur lequel il sera impossible de revenir.
Cette situation est plus grave qu’on ne le pense, dès lors qu’on éclate ce vernis sanitaire, qu’on oublie cette fausse ligne de démarcation, et que l’on questionne les motifs et les fins véritables de cette caricature de crise : un choc spectaculaire (c’est-à-dire un spectacle médiatique qui, à lui tout seul, génère le choc), monté en épingle pour entretenir un « état d’urgence » et justifier un faisceau de raisons inavouées : la prise de mesures liberticides (dans le milieu du travail, dans l’espace public) ; l’imposition de mesures néolibérales impopulaires comme « solutions » à une « crise » financière. Un comportement soudainement charitable des gouvernants envers le petit peuple : la santé de la population portée au pinacle, alors que la pollution atmosphérique fait toujours 70 millions de morts par an, et que le glyphosate a toujours droit de cité dans les champs. En bref, une charité sanitaire ultra-sélective et, à ce titre, absolument douteuse (voir Un grand moment de confinitude, supplément de notre n° 18).
Et pendant ce temps : sales, ceux qui se méfient ! Sales, les indisciplinés ! Sales aussi, ceux qui s’en foutent. Sales, ceux qui ne s’intéressent pas à la dramaturgie publique, mais ne peuvent faire autrement que de s’y soustraire le plus possible. Égoïstes, ces énergumènes qui ne participent pas à la mobilisation générale ! Inconsciente, la jeunesse asymptomatique ! Détestables, les vecteurs inattentifs. Une étude polonaise a par exemple été mise en avant par des dizaines de médias (télévision et Internet) : elle aurait fait la preuve que « les personnes narcissiques, psychopathes et machiavéliques ont moins tendance à respecter les restrictions ou à s’impliquer dans les mesures de prévention contre la pandémie. » Et d’ajouter : « Les deux études (…) se sont appuyées à elles deux sur un échantillon de mille personnes habitant la Pologne. » (CNews). Mille : c’est déjà pas mal d’un point de vue statistique… mais comme dirait l’autre : what the fuck ?! Quel intérêt cela peut-il bien avoir pour notre affaire, d’apprendre que les rétifs ont des traits de personnalité ? Et repris partout avec ça, c’est un peu sensas’ ! non ? Le comble étant qu’en fin de compte, l’étude qualifie l’objecteur de conscience de « machiavélique » : soit un « rusé et perfide » qui « emploie la mauvaise foi, ne tient pas ses promesses, pour parvenir à ses fins » (Le Robert). Bonne blague ; mauvaise ambiance. Un petit merci aux psychologues, en passant.
Si c’est pas une guerre, c’est aussi con ! On peut bien l’appeler « déserteur », celui qui désobéit sciemment, et en connaissance de cause. Mais le révoltant est que, pour une grande part de ce qui nous est fait, nous ne pouvons nous y dérober. Les fausses crises qui nous assaillent sont de véritables violences. Souvenons-nous : on a ri largement du confinement chinois ; on dit, avec l’assurance occidentale habituelle : « Voilà bien la Chine, et ses méthodes totalitaires. Ah ah ! » On n’a pas ri longtemps.
Deus ex machina
La situation ne va pas sans évoquer le deus ex machina, expression latine signifiant littéralement « dieu sorti de la machine », et qui désigne un mécanisme théâtral, permettant l’arrivée, par les airs (par exemple par une grue) d’un personnage divin, venant généralement apporter une solution inattendue aux problèmes inextricables des protagonistes. L’intervention propose en général un nouveau cadre d’interprétation (d’ailleurs, elle arrive par dessus le décor), sur lequel l’intrigue n’avait pas attiré l’attention des spectateurs. Par extension, on emploie l’expression de façon quelque peu péjorative pour qualifier les scènes d’un film qui apportent un dénouement heureux et hasardeux : classiquement, dans un film d’action, l’arrivée impromptue de la police alors que le vilain allait faire une victime.
Ce renouvellement permanent de notre cadre d’interprétation des faits de société, par le pôle politico-médiatique – quelque part entre ce deus ex machina et les poupées russes – est notre présente condition. Chaque évènement doit fédérer, non pas tant pour son importance intrinsèque, que pour mieux faire oublier les problèmes laissés derrière, sans dénouement. Le commencement de la petite histoire est permanent. Recadrer, recadrer, recadrer !
L’histoire ne prendra jamais fin : mais, semble-t-il, des petits malins ont trouvé le moyen pour empêcher qu’on la déroule.