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Tout travail mérite salaire

Jikabo

Photo de Mathu CK
Photo de Mathu CK

19 h 58. L’alarme du portable sonne. Il interrompt sa lecture, un blog sur la façon dont les trentenaires diplômés du secteur bancaire à tendances autistiques vivent leur confinement. Il la regarde. Chérie, c’est l’heure. Mais elle veut écouter la fin de cette émission sur la façon dont les gardiens d’immeuble de plus de dix étages à temps partiel vivent leur confinement. Dès le jingle de fin, elle se lève à son tour, éteint le poste au moment des trois tops, et le rejoint au balcon. Il est 20 heures pile.

Les premiers applaudissements claquent, d’abord solitaires, encore éparpillés, en ordre dispersé, enflant peu à peu comme une petite marée acoustique. Lui, faisait partie des premiers. Elle a tôt fait d’y joindre la chaleur de ses paumes. Et très vite, la rue crépite d’applaudissements, s’enflamme d’ovations intermittentes, pour les soignants. 20 h 06, les derniers vivats soubresautent, s’espacent, puis, comme un moteur au ralenti, calent, et le silence revient. Ils rentrent, referment la porte-fenêtre. Elle navigue, va voir un forum consacré à la façon dont les familles recomposées sans enfants à charge en milieu rural vivent leur confinement. Il déplie son quotidien de référence, se plonge dans un dossier sur la façon dont les assureurs mutualistes de la vallée de la Loire atteints d’eczéma vivent leur confinement.

20 h 58. L’alarme du portable sonne. Ils interrompent tous deux leurs lectures respectives, se lèvent dans un bel unisson, se dirigent vers le balcon – y sont déjà, applaudissent avec les voisins dans un beau moment de communion, pour les policiers. Puis le quartier s’apaise, les fenêtres se referment, il s’affale devant une émission relative à la façon dont les mineur.e.s LGBTQ+ des villes moyennes en région vivent leur confinement, elle rejoint le groupe Facebook dévolu à la façon dont les femmes natives du Capricorne qui ont redoublé leur sixième vivent leur confinement.

21 h 58. Alarme du portable. Il soupire, appuie sur la télécommande, s’arrache au canapé, elle est déjà au balcon, ils applaudissent, ils ovationnent les routiers et les livreurs. Retour à la case départ. À nouveau dans le canapé, mais il zappe : un reportage sur la façon dont les kinésithérapeutes en télé-travail en zone blanche vivent leur confinement. Elle est passée, quant à elle, au groupe Instagram sur la façon dont les hamsters appartenant à des seniors sans co-morbidité vivent leur confinement.

22 h 58. Alarme. Moment de flottement. Ils arrivent sur le balcon avec un léger temps de décalage, les applaudissements ont déjà commencé, ça va être dur de prendre le rythme en route, le quartier n’applaudit jamais selon le même tempo, question d’horaire peut-être. Ils joignent finalement leurs paires de mains au chorus des façades, pour les caissières. Puis ils rentrent. Il vérifie le planning. Je fais le premier quart, c’était toi hier. Bonne nuit, mon amour. Il s’affale devant un talk-show sur la façon dont les téléspectateurs allergiques au lactose sexuellement frustrés vivent leur confinement. Elle se couche dans la chambre à côté, son casque audio lui susurre un podcast sur la façon dont les fonctionnaires catégorie B retraités adeptes de l’échangisme vivent leur confinement.

23 h 58. Alarme. Il sort de sa somnolence, quitte le canapé, va au balcon. À minuit, il applaudit les factrices et les postiers.

Une heure. Canapé, balcon. Il applaudit les garagistes auto. Canapé.

Deux heures, les éducatrices spécialisées.

Trois heures, les plombiers.

Quatre heures, les enseignants.

04 h 06, un peu pâteux, mais tout de même content d’avoir applaudi les enseignants, il va dans la chambre, se couche. Le réveil qui sonne à 04 h 58 l’atteint à peine dans les limbes de son sommeil. À son tour, elle se lève, va au balcon, applaudit les magasins d’informatique, se recouche à même le balcon, un matelas, un duvet, elle préfère ne pas avoir à se relever, elle fait ça depuis le début, camping à la belle étoile, sauf les jours de pluie, comme ça, même pas besoin de mettre le réveil, il suffit d’être réactif, de s’ébrouer dès que fusent les premiers claquements de mains du quartier. 06 h 02. Elle sort la tête du duvet, puis les bras, rejoint le peloton, applaudit les orthophonistes, se repelotonne dans le sac de couchage. 07 h 03. Idem, pour les huissiers de justice. 08 h 05, pour les fossoyeurs.

09 h 04. Il est là, devant elle, la mine chiffonnée, lui tendant une tasse de café qui l’empêche momentanément de se joindre aux applaudissements, lesquels ont déjà commencé, pour les secrétaires de mairie. France Inter claironne depuis la cuisine, c’est animé, sur la façon dont les présidents de conseil départemental francilien de sexe masculin âgés de plus de soixante-dix ans vivent leur confinement. L’odeur du café, l’ovation urbaine dédiée aux secrétaires de mairie, tout contribue à la faire se dresser, et taper dans ses mains, heureuse de vivre dans un pays où toutes les compétences reçoivent leur juste récompense.

Jikabo

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