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Valéry

« Honte à cet effronté qui peut chanter pendant
Que Rome brûle, elle brûle tout l' temps […]
Le feu de la ville éternelle est éternel
Si Dieu veut l'incendie, il veut les ritournelles
À qui fera-t-on croir' que le bon populo
Quand il chante quand même, est un parfait salaud ? »
« Honte à qui peut chanter », Georges Brassens
On a trouvé mille raisons de ne pas faire l’éloge du confinement. Car c’est une activité coupable ! D’abord, celui qui s’en délecte serait par définition un petit bourgeois, un qui a du temps, un métier non-indispensable, pas d’affaire pressante… confit dans sa condition, et qui négligerait honteusement les inégalités de classe qui continuent d’avoir cours sous le confinement – désinvolte par possibilité. Et puis, « compte tenu du contexte », celui qui confit dans cette oisiveté imposée serait aussi un déserteur de la guerre sanitaire : certes, il accomplit son devoir justement en n’y allant pas, mais il n’est pas psychologiquement engagé, il ne se mobilise pas. Il fait du présentéisme à distance – et tout de même, applique docilement la règle. Mais enfin, gare à l’insouciance ou à ce ruisseau de joie, qui pourtant sourd à l’entour ! Les attitudes spectaculaires qui prédominent sont des figures de gravité, de solennité, d’inquiétude, de sens du devoir… vraiment, celui qui n’est pas grave et inquiet est à côté de la plaque. Et puis, il n’est pas non plus sérieux, celui qui ne voit pas que notre destinée commune se scelle sous nos yeux. Et que, sans doute, les lendemains ne chantent pas alors que les fenêtres applaudissent. L’évènement a tous les motifs de l’inquiétude, et l’anxiété grandit d’être dans un laboratoire du choc (voir « Le laboratoire in vivo » et « Un choc opératoire », Saxifrage).
Pourtant, pour une partie (dont je ne connais pas la taille) du corps social, le confinement accouche sans douleur d’une joie de polichinelle : non pas indicible, mais absente de la scène ; joie pure et sans notoriété. Pour la frange de travailleurs qui, du fait d’un certain nombre de déterminants, se trouvent épargnés par ce que la cessation des activités impose péniblement à d’autres, le confinement représente un évènement unique de toute éternité !, du point de vue de l’histoire du travail. C’est bien simple ; avant qu’il n’arrive, personne n’aurait pu imaginer la possibilité d’un tel épisode. « Ce n’était pas dans notre logiciel ». Dans l’histoire du travail, jamais il ne fut imposé à tant de travailleurs de cesser leur activité et de garder leur domicile, le plus possible. Il n’est pas vrai que ces quarantaines familiales ont fait s’abattre la mort dans l’âme de tous les confinés ! et qu’il ne s’agisse que de problématiques nouvelles à résoudre. C’est tout résolu ! Mes amis, et tous les amis de mes amis, ainsi que leurs amis… tous ont la joie au cœur – je le dis sans l’exagérer – et ont conscience de vivre un pur étonnement, un inespéré, un impensable, un hapax de l’Histoire !
Cette joie n’est pas individuelle, elle est tissée. Elle vient ponctuer une trêve inouïe dans une autre forme de guerre – bien plus réelle et permanente : celle de la domination naturalisée d’un groupe sur un peuple. Guerre de toujours. Et l’Histoire est tombée des nues sur la tête de ces heureux coquins que nous sommes. Après nous être, en vain, inquiétés plus ou moins activement du sort que l’on réservait à notre retraite, nous voilà nantis d’une retraite obligatoire ! Un strict renversement ; tout comme nous serons bientôt obligés de nous masquer le visage, après dix ans intenses de République-à-visage-découvert… Et la souffrance et l’injustice du travail, et la morbidité de la « valeur travail » ! Toutes ces vies, tendues sur ce fil ; cette absence à soi, ce contrecœur silencieux, ce lent martyre. Et l’exploit coronaire ! Pour beaucoup, l’évènement d’une vie.
Mais la culpabilité ne doit pas ronger l’oisif ou le bienheureux. Il saisit là une opportunité unique, et la joie qu’il en tire est légitime et contagieuse. Ce faisant, il se détache effectivement du discours spectaculaire qui lui borne un autre chemin et cherche à le mortifier. Il contrevient à l’attitude officielle de la nation. Mais son bonheur ne fait pas le malheur des autres. Tout comme sa désinvolture ne fait rien à l’affaire. Il n’a pas pour autant le sentiment de vivre une libération, car il vit aussi un moment unique de l’histoire policière. Et parfois, peut-être, à la pointe de ce bonheur extrême, il sent poindre des malheurs à venir.
Mais voilà ! Pour ces travailleurs, le temps a suspendu son vol, et il leur fait crédit.