Dans l’air frais du matin
Gianluigi Wrzyszcz
Il y a des vieux pépés qui adorent regarder les chantiers. Ils ont raison, c’est très intéressant un chantier. Il faut avoir du temps et de la curiosité, et ces vieux pépés-là en ont.
Les gens qui ne comprennent rien au temps et à la curiosité pourraient croire que ce sont des paresseux, qu’ils n’ont fait que ça toute leur vie, regarder travailler les autres. Mais tout de même ces pépés-là ont plus l’allure d’anciens ouvriers que d’anciens patrons.
Le vieux pépé de cette histoire n’est pas un pépé des villes, c’est un pépé des champs, et ce jour-là il regarde un petit chantier : un jeune gars tout seul qui coupe du bois. Qui essaie de couper du bois. Parce que sa tronçonneuse ne veut pas démarrer.
C’est très capricieux, une tronçonneuse. Pour la mettre en marche, il faut tirer sur la poignée attachée à la grande ficelle enroulée autour de l’axe à l’intérieur du moteur. Quand ça marche du premier coup, c’est agréable comme de planter un clou. Mais quand ça ne marche pas, ça devient vite fatigant, parce qu’il faut tirer fort sur la poignée, et la tronçonneuse pèse lourd dans l’autre main. Et au bout d’un moment, plus on essaie et moins ça marche, parce que si la pièce qu’on appelle la bougie ne produit pas assez d’étincelles pour faire exploser l’essence, alors l’essence finit par mouiller la bougie, qui du coup ne peut plus faire d’étincelles du tout. C’est un peu comme un pierre-feuille-ciseaux où la feuille gagnerait contre les ciseaux. On dit que la bougie est noyée. Il faut alors démonter, nettoyer, sécher la bougie, remonter, recommencer…
Voilà un bon quart d’heure que le jeune gars s’escrime à tirer sur sa poignée, et depuis le début le vieux pépé est là à le regarder paisiblement, les mains dans le dos. De temps en temps, il l’encourage : « Marchera pas. »
Ça n’aide pas tellement le jeune gars, qui transpire et perd peu à peu sa bonne humeur matinale.
La tronçonneuse fait : « brop… bropop… bropotabeuh… » Le vieux fait : « Marchera pas. » Le jeune commence à s’énerver. La bougie finit par se noyer.
Le jeune gars démonte, nettoie, sèche, remonte, tire sur la poignée de la ficelle de l’axe du moteur.
Au premier essai, la tronçonneuse fait « brop-bropop-bropotatabeuh… »
Au deuxième essai, la tronçonneuse lance enfin dans l’air frais du matin un « racatacatacatacatac » bien régulier, accompagné de la joyeuse odeur dégueulasse de gaz d’échappement.
D’un coup de menton triomphal, le jeune gars lance au vieux pépé un muet « Alors ? hein ?… »
Le vieux : « Marchera pas longtemps. »