Le Who’s Who génétique
Du magret au poulets
Jikabo
Frédy habite à Toulouse. Il vit du RSA, soit environ 450 euros par mois. Il peut lui arriver de mettre du beurre dans ses pâtes à l’eau en omettant de payer quelques denrées élémentaires. Et il peut lui arriver de se faire prendre. En ce cas, beau joueur, il reconnaît les faits, paie et part sans demander son reste.
C’est ce qui s’est passé fin 2013 : il a volé de la viande et du fromage, lesquels devraient être bannis du menu des pauvres, pour le montant pharaonique de 38 €. Intercepté, il a admis le vol et remboursé le magasin, qui s’est contenté de signaler les faits au parquet sans pour autant juger utile de déposer plainte.
Quand Frédy reçoit, plus d’un an plus tard, une convocation au commissariat, il se dit que ce menu larcin va lui valoir un rappel à la loi, moment solennel, infantilisant et désagréable, et il s’y rend tellement serein qu’il néglige même de prendre son portable. L’OPJ (officier de police judiciaire) qui le reçoit dit vouloir l’entendre pour quelques éclaircissements, et insinue que le procureur n’engagera probablement pas de poursuites : il suffira que Frédy s’acquitte de quelques formalités pour repartir libre, après un rappel à la loi dont le document traîne déjà, incidemment, sur le bureau.
Pour autant, ces modestes formalités préalables que l’OPJ détaille devant Frédy – une « fiche signalétique » – semblent à ce dernier quelque peu excessives pour un vol alimentaire : empreintes des dix doigts séparés puis ensemble, des deux paumes, photos de face, de profil et de trois-quarts, mesure à la toise et enregistrement de sa pointure sur la base d’une simple déclaration. Toutefois, Frédy, désireux que tout se passe bien, compose et s’y plie, sans entrain. C’est alors que l’OPJ y ajoute une ultime étape qu’il avait auparavant prudemment passée sous silence : une broutille, un modeste coton-tige à glisser dans la bouche de Frédy, un simple prélèvement de son ADN. Pris au piège, Frédy renâcle, arguant que son fichage génétique pour même pas 40 balles de bouffe lui paraît un peu disproportionné. Devant ses réticences, l’OPJ change de ton, s’énerve, dit que ça ne va pas être la même musique, qu’on peut refuser le prélèvement mais que c’est un délit, remballe le papier du rappel à la loi ostensiblement disposé sur la table, parle de rappeler le procureur, et promet à Frédy que, entre son refus et son larcin, on ne va pas en rester là. Puis il laisse Frédy, qui est toujours juridiquement libre de ses mouvements, mariner une petite heure dans une salle d’attente, avant de lui envoyer quatre flics, arborant menottes, armes et tout le toutim, pour une séance d’intimidation avec menace de garde à vue. Son refus du prélèvement, lui dit-on, ne peut être que la preuve qu’il a quelque chose à se reprocher, les bons citoyens se réjouissent au contraire que l’État les rentre dans son album de famille.
Et Frédy, comme il le dit lui-même, a « baissé la culotte », ou plutôt, en l’espèce, a ouvert la bouche à l’intrusion du coton-tige. Le chantage a fonctionné : il en est quitte pour un rappel à la loi, pour avoir, comme cela lui sera finalement communiqué au terme de la procédure, « le 10/12/2013 à 17 h 01, en tout cas sur le territoire national, et depuis temps n’emportant pas prescription, frauduleusement soustrait de la nourriture, à savoir du roquefort, du fromage comté [sic], des magrets de canard et du faux filet au préjudice du magasin Auchan Grammont ». L’OPJ a donc informé l’intéressé que « monsieur Demonte, vice procureur de la République près le TGI Toulouse [sic] a décidé de ne pas donner suite judiciaire à la présente procédure à la condition qu’il ne commette pas une autre infraction dans un délai de 36 [sic] et qu’à défaut, il sera poursuivi devant le tribunal. » L’histoire, ou plutôt le rappel à la loi, ne dit pas si l’épée de Damoclès planera 36 heures, 36 jours, 36 mois ou 36 ans. Mais son ADN, lui, restera 25 ans dans les archives, à moins que Frédy ne fasse la demande expresse de son retrait – auquel, en l’absence de toute condamnation, il a droit. Il va de soi que les tribunaux n’allaient pas s’encombrer d’un voleur de fromage. L’enjeu de la convocation de Frédy était ailleurs : exploiter la moindre faille, utiliser le fait qu’un quidam soit pris en défaut pour étoffer le Who’s who génétique, et peu à peu quadriller nos vies.
Le corps, en droit, est considéré comme une propriété privée : c’est le principe juridique de l’habeas corpus. Il faut donc l’accord de l’intéressé pour que les officiers de police judiciaire ou gendarmes y pénètrent et en prélèvent une partie. Mais le refus de prélèvement ADN est passible d’une peine maximale de 15 000 € d’amende et un an de prison ferme ; dans les faits, les amendes tournent jusqu’à présent autour de 500 €. La liste des crimes et délits donnant lieu à un prélèvement est longue et hétéroclite : exhibitions sexuelles, crimes contre l’humanité, trafic de stupéfiants, proxénétisme, vols, dégradations, détériorations et menaces d’atteintes aux biens, atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation, actes de terrorisme, fausse monnaie, association de malfaiteurs, fabrication d’engins explosifs, importation illicite de matériel de guerre, etc. En fait, les trois quarts des affaires traitées dans les tribunaux peuvent entraîner un fichage génétique, à l’exception notable de la délinquance financière, ou encore de l’alcoolisme au volant. Le comble, c’est que le refus de prélèvement figure dans la liste des délits justifiant un prélèvement, et qu’il est un « délit successif » : si on persiste à refuser après avoir été condamné pour cela, on peut être re-poursuivi, et re-condamné, pour récidive.
En 2013, le Fichier national automatisé des empreintes génétiques (FNAEG), créé en 1998 et fonctionnel deux ans plus tard, comptait 2 547 499 profils génétiques, soit près de 3,8 % de la population française (contre moins de 17 000 un an après sa mise en service). 75 % des personnes sont fichées en tant que « mis en cause », simples suspects et donc présumés innocents ; leurs empreintes sont conservées pendant 25 ans ; s’ils sont mis hors de cause, ils peuvent demander leur retrait du fichier, mais ce n’est pas automatique. 18 % sont fichées en tant que personnes condamnées, leurs empreintes seront conservées 40 ans. Les 7 % restants correspondant à des traces inconnues. Il ne faut pas, de surcroît, négliger le fait que, au-delà des 2,5 millions d’individus enregistrés, le fichier permet indirectement, dans une certaine mesure, de tracer toutes les personnes ayant un segment d’ADN en commun avec eux, leurs ascendants, descendants et collatéraux.
Une cinquantaine de pays, interconnectés au sein d’Interpol, pratiquent le fichage ADN.