Sic transit gloria mundi
Coquelicot
Sur les murs de l’étroite salle A105, celle que m’a attribuée la programmation d’un ordinateur pour loger mes groupes à effectif réduit (environ dix élèves), des panneaux récitant déclinaisons et conjugaisons, d’autres arborant des maximes delphiques illustrées d’un Socrate auquel un élève – Thomas – a prêté la tête et l’allure de Homer Simpson.
C’est « mon » groupe d’hellénistes, où se mêlent élèves de seconde et de première, qui a réalisé ces affiches pendant les deux heures hebdomadaires gracieusement allouées au grec. Anti-sèches rêvées… pour des élèves qui, à l’épreuve optionnelle du baccalauréat, (se) donneront l’impression de savoir traduire Platon, Sophocle, ou encore Lucien, incapables pourtant de repérer le moindre verbe à l’aoriste, ce temps dont j’aurai essayé de leur apprendre la formation et les valeurs. Sans parler de l’optatif, ce mode que j’aurai renoncé à leur enseigner faute de temps (et à expliciter ici faute de lignes). Mais qu’importe, ils obtiendront une note comprise entre 16 et 20, une note dont on ne sait plus trop ce qu’elle sanctionne, sinon la peine qu’ils ont prise à alourdir leur emploi du temps, une note surtout qui assure la survie de nos postes. Le contrat est rempli : c’est pour cette note, bienvenue dans la course aux points de l’examen, que, très majoritairement, les élèves suivent cette option. Sur cet argument, d’autres cohortes d’hellénistes et de latinistes se constitueront, nos postes seront sauvés. Et le latin et le grec se mourront chaque jour davantage.
Je suis prof de lettres classiques en lycée : j’enseigne la littérature française tout en essayant de faire vivre deux langues mortes, le latin et le grec ancien, celles que la réforme du collège annoncée par Najat Vallaud-Belkacem aurait entrepris de faire disparaître, suscitant une levée de boucliers. Je m’étonne qu’on s’insurge, en France, quand on enterre des cadavres.
Le groupe d’élèves qui a confectionné les panneaux qui décorent la salle A105 passait cette année le baccalauréat. Ils sont sept au total, trois en terminale L, quatre en terminale S. Effectif extrêmement réduit – conforme aux chiffres nationaux1 – amputé de deux élèves de ES qui nous avaient rejoints en début d’année : grandes débutantes, elles ignoraient tout du grec, l’avaient choisi pour les points qu’il rapporte au bac. Il aurait fallu qu’en quelques mois je leur apprenne à lire le grec, à saisir les rudiments de sa grammaire, à donner l’illusion qu’elles sont capables de traduire Platon et consorts, à maîtriser l’imposture. Mais le grec ancien, voyez-vous, ça ne s’apprend pas en un an, et ce ne sont pas les panneaux pédagogiques au mur qui attirent le plus les élèves. J’ai obtenu de ces deux élèves qu’elles abandonnent l’option, elles s’étaient heurtées aux réelles difficultés de la matière (morte), victimes de la consigne : ne refuser personne pour gonfler les chiffres. Je suis fière d’avoir eu l’honnêteté de les « perdre ».
J’enseigne dans un lycée général et technique. Pourtant nul élève de séries technologiques ne fréquente ni mon cours de grec ancien ni celui de latin. Et pour cause, l’accès aux langues anciennes leur est refusé : pour des raisons qu’il convient sans doute de ne pas trop élucider, les candidats au bac technologique ne peuvent présenter les options grec ou latin, alors que toutes les autres options leur sont ouvertes. Le latin et le grec, privilèges de classe. Si leur enseignement s’est en apparence démocratisé – « on accueille tout le monde », tout en taisant les raisons véritables de ce large accueil –, on maintient des barrières.
Je devrais disposer, selon les textes officiels, de trois heures hebdomadaires de grec avec chaque niveau. Mais en fait, on bricole, on bidouille, pour maintenir ces micro-groupes sans qu’ils ne coûtent trop cher en heures. J’ai deux heures avec les terminales, « isolés » pour qu’ils puissent préparer le bac dans de bonnes conditions, deux heures avec les secondes ET les premières réunis en seul groupe. Idem pour le latin. Je dois m’en réjouir et saluer la bienveillance d’une équipe de direction qui « protège » les langues mortes. En fait, on se moque un peu des conditions dans lesquelles on fait du latin et du grec. L’essentiel c’est qu’on en fasse.
Mes sept élèves de terminale, comme les autres candidats qui présentaient cette option, ont obtenu d’excellentes notes à leur épreuve orale du baccalauréat. Peu importe le détail des notes, elles ne veulent pas dire grand-chose. Ils ont récité la traduction mot à mot que je leur ai livrée en feignant de les faire collaborer à son élaboration, ils ont reproduit le commentaire que je leur ai fourni, ils avaient appris par cœur l’un et l’autre avec beaucoup de sérieux. Ils sont par ailleurs parfaitement démunis devant le moindre texte en grec ancien. L’examinateur les a évalués avec la bienveillance à laquelle nous engagent les inspecteurs. Il s’agit d’une option facultative, c’est-à-dire que seuls les points au-dessus de la moyenne sont pris en compte. Alors, on vous explique que la moyenne n’est plus à 10 mais à 15, qu’un 10 vaut un 15, un 15 un 18, et que de toutes les façons il faut être très généreux si on ne veut pas crever. Qu’importe si on fait crever nos disciplines. Elles sont devenues « rentables », elles rapportent des points au bac. C’est le seul argument qui nous reste pour les maintenir. J’ai honte un peu d’enseigner le grec à ce prix, de vendre le grec à ce prix. Pendant plusieurs années, je suis allée dans les collèges racoler des hellénistes et des latinistes : le seul argument qui convainc et parents et élèves, ne nous en cachons pas, c’est celui des points que l’option rapporte au bac. Et la machine est bien organisée pour œuvrer à cette prostitution du latin et du grec. De fait, les candidats au bac ont le droit de choisir deux options facultatives qu’ils classent, option 1, option 2. L’option 2 ne reçoit pas de coefficient, l’option 1 reçoit un coefficient 2 SAUF si c’est le latin et le grec qui reçoivent un coefficient… 3, allez comprendre. Funeste argument qui fait perdre tout leur sens à ces disciplines. Funeste, parce que ça tue ces disciplines, en les faisant entrer dans un système marchand, où l’on conduit les élèves à ne considérer que le profit chiffré qu’ils tirent de l’enseignement qu’ils suivent.
Devant cette réalité accablante, je ne suis pas aigrie, contrairement à ce que pourrait laisser penser le ton de cet article. J’essaie de transformer le « privilège de classe » que m’offrent les cours de grec aux effectifs réduits. Ils deviennent un espace, un temps où la complicité est permise, où je peux être attentive à chacun, où la parole circule librement, où l’on partage nos rêves, nos colères, nos joies, où l’on rit, où l’on se donne un autre rythme, celui qui convient à chacun. On s’égare souvent loin du grec, pour parler de nous et pour construire nos vies, pour échanger nos cultures respectives, on revient au grec parfois, ou l’on n’y revient pas. Mais dans ces échanges je crois transmettre un peu aux élèves de ce savoir grec que je porte. Et, sans cesser de penser aux points qu’ils pourront obtenir, les élèves finissent par poursuivre l’option pour ces moments où l’école se fait un peu autrement. J’ai la prétention de croire que ni eux ni moi n’y perdons notre temps. Riche de ces échanges, je me dis qu’ils valent mieux qu’une déclinaison, qu’ils valent mieux aussi que quelques points au bac.
1. En 2014, 4 645 élèves avaient choisi le grec ancien comme option facultative au baccalauréat, 708 étaient en section ES, 952 en section L, 2 985 en section S. Ils étaient 20 477 à avoir choisi le latin comme option facultative, 3 624 issus de ES, 2 998 issus de L, 13 855 issus de S. Le grec était choisi comme enseignement de spécialité – ce qui n’est possible que par les élèves de L – par 111 élèves, le latin par 345. Ces chiffres mêlent les secteurs public et privé. Il s’agit des chiffres du ministère, reproduits par le CNARELA : ‹ www.cnarela.fr ›.↩