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Entre ZAD et amphi

Sivens

Coquelicot

Dessin de Ilya Green
Dessin de Ilya Green

L’université s’est saisie du « conflit écologique » suscité par l’ex-futur barrage de Sivens : le 13 mai dernier, trois enseignants-chercheurs de l’université Jean-François Champollion d’Albi (Frédérique Blot et Thibault Courcelle, géographes, et Pascal Ducournau, sociologue) organisaient un séminaire dont la matière première était fournie par cette actualité encore toute chaude…

Intitulée « Ce que l’environnement fait aux conflits, et vice versa : “les luttes écologiques” d’aujourd’hui », cette manifestation entendait mobiliser les sciences humaines pour proposer des analyses qui prennent un certain recul et se départissent des réflexions pré-construites. Une grosse moitié de la journée fut consacrée à inscrire le « cas » Sivens dans une perspective plus large : les communications ne lui étaient pas dédiées, mais l’englobaient dans des réflexions plus générales, avec les approches géopolitique, géo-libertaire ou biopolitique des conflits écologiques, ou bien envisageaient d’autres conflits écologiques – tels que l’opposition à la réintroduction du loup, le mouvement No Tav dans le Val de Suse, la ZAD de Roybon.

Ce séminaire fut clôturé par une communication à trois voix de Frédérique Blot, Marie-Pierre Bès et Pascal Ducournau, consacrée plus spécifiquement à Sivens : « Sivens : quand le dialogue devient impossible. Chronique d’un drame annoncé ». Les trois enseignants-chercheurs ont pris soin de définir le « lieu » depuis lequel ils parlaient : habitant à proximité de Sivens et sensibles à la lutte menée contre le projet de barrage, ils ont pratiqué une observation directe et participante, mais s’attachent dans leurs travaux à garder une certaine impartialité. Le recul qu’ils s’efforcent de prendre par rapport aux événements tient, en effet, leurs discours à distance d’un engagement marqué. L’exposé a envisagé le conflit de Sivens comme un choc des représentations que les différents acteurs du conflit se font de l’écosystème, comme le choc aussi de rationalités techniques, spatiales, économiques, sociales et politiques qui s’opposent. Un second temps a consisté à étudier le motif de la vie mobilisé par les slogans et les discours de l’un et l’autre camps, pour en faire émerger les utilisations divergentes. L’exposé s’est poursuivi par une réflexion sur la manière dont se sont imbriquées, à Sivens, deux formes de militantisme (opposées de manière quelque peu caricaturale), le militantisme de documentation et le militantisme d’occupation, pour montrer in fine que l’ultime protestation a consisté, pour les opposants, à « exposer sa vie pour défendre la vie », à user de son corps pour résister face à la violence psychologique, physique et symbolique à laquelle ils étaient confrontés.

Si cette dernière communication a pu être interrompue par des interventions de la salle, c’est véritablement en fin de journée qu’un « espace » a été ouvert au débat. Le dialogue qui s’est mis en place a alors pu aborder la question de la démocratie et de la place qu’y prend le militantisme, celle des milices armées, celle (trop négligée) des travailleurs immigrés qui ont assuré le déboisement début septembre, celle aussi de l’emploi du terme « zadiste » et des problèmes qu’il pose en gommant la variété et la diversité du mouvement d’opposition, l’enfermant dans certains stéréotypes utiles à la cause adverse1.

En faisant entrer Sivens et son actualité à l’université, ce séminaire a eu le mérite de diversifier le public qui assiste d’ordinaire à ce genre de manifestation : se sont mêlés dans l’assistance des enseignants-chercheurs, quelques étudiants, des opposants au barrage parfaitement étrangers, pour certains, au milieu universitaire, d’anciens occupants de la ZAD. Les élus se sont signalés pas leur absence : seul Roland Foissac était présent, mais il avait alors perdu son siège au conseil départemental. Les acteurs du conflit favorables au projet de barrage n’étaient pas moins absents, ou du moins sont-ils restés muets. Un cadre du conseil général chargé du dossier a certes studieusement assisté à l’ensemble de la journée, mais sans pour autant avoir l’audace de s’exprimer ès qualités, ni même incognito. Enfin, détail pittoresque, un fonctionnaire de police en civil, déjà remarqué lors des occupations du conseil général, a fait tapisserie au fond de l’amphi, emprunté et presque penaud, attirant les regards par son ostensible souci d’être transparent.

Le cadre universitaire aurait pu être l’occasion d’amorcer un débat sur le fameux projet de territoire voulu par Ségolène Royal. Mais l’ambition de ce séminaire était-elle de débattre ? On aurait pu envisager de donner plus largement la parole aux populations locales, particulièrement aux acteurs de la lutte. Si ceux-ci ont pu s’exprimer parfois (quand ils l’osaient), dans le cadre des traditionnelles questions et pour le débat qui a clos la journée, ils sont essentiellement restés un « objet d’étude » dont se sont emparés des universitaires. Le savoir universitaire ne se justifie que s’il est capable d’opérer le lien avec ce qui se passe sur le terrain, sans se contenter de le ressaisir depuis les hauteurs d’une chaire. Et si au lieu de faire entrer Sivens à l’université, on faisait sortir l’université à Sivens ?

Coquelicot

1. On apprenait, quelques jours plus tard, que « zadiste » fera son entrée dans l’édition 2016 du Petit Robert.

Antoine Doré, sociologue chargé recherche à l’INRA, est revenu sur le conflit que suscite la réintroduction de grands prédateurs, les loups plus précisément. Si le « cas » abordé est très différent de celui de Sivens, sa réflexion proposait des pistes d’analyse particulièrement stimulantes. Le chercheur aborde le conflit dans sa dimension positive : considérant que c’est à partir de nos désaccords que nous apprenons à vivre collectivement et à faire société, il définit le conflit, non comme le révélateur de liens sociaux préexistants, mais comme l’opérateur de ces liens, comme un facteur de cohésion sociale. Il invite alors à convoquer, non pas les représentations que se font les acteurs d’un conflit – lesquelles conduisent à considérer l’adversaire soit comme un naïf qui inspire la compassion, soit comme un manipulateur qui suscite la méfiance – mais les pratiques. Dans le cas du loup, la conflictualité n’est pas à envisager entre des humains à propos des loups, mais entre des loups et des humains (les éleveurs) : il faut remettre les loups au centre, les traiter comme de véritables parties prenantes des conflits, et non comme de simples révélateurs d’enjeux politiques qui ne concerneraient que l’entente entre humains. Les éleveurs menacés doivent pouvoir réagir face aux prédateurs, et ces derniers, sentant la résistance qu’on leur oppose, doivent apprendre à se tenir à distance du bétail. Et le chercheur d’expliquer enfin que ce conflit doit être encadré démocratiquement : il s’agit dès lors d’inventer une pratique politique du conflit qui prenne acte du caractère compromettant du vivre ensemble et qui assume pleinement le constat selon lequel toute entreprise de coexistence pose des questions importantes d’identités. Le conflit, encadré démocratiquement, doit permettre de reconfigurer nos manières d’être, notre attachement au territoire pour assurer une forme de cohésion sociale.

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