La grande illusion
Boris Vézinet
Le collège Jean-Jaurès d’Albi est un collège connecté – ou « collège préfigurateur » selon le vocabulaire souvent déroutant de l’Éducation nationale. Un collège d’avant-garde destiné, selon le ministère, à « démontrer les apports concrets du numérique pour les élèves, les enseignants et les familles et favoriser les usages massifs du numérique propices à la réussite scolaire »(sic). Manuels numériques, élèves équipés de tablettes, salle immersive, voici en quelque sorte l’école de demain, vouée à faire de tous nos bambins des champions d’orthographe. Mais pas seulement.
Septembre 2015. Rentrée scolaire au collège Jean-Jaurès. Les parents des classes de 5e 1 et de 5e 2 viennent tout juste d’apprendre que leurs rejetons ont intégré une des deux fameuses « classes tablettes ». Ils attendent les mots du principal, Jean-Pierre Crochet1, censé leur donner des explications et informations sur les objectifs et le fonctionnement de ces classes pilotes. L’ambiance est assez agitée, les élèves se retrouvent et les parents sont impatients d’entendre les mots du principal. Certains commencent déjà à râler suite à l’achat des fournitures scolaires qui resteront, pour la plupart, bien au chaud dans les placards. Un employé de l’établissement, souhaitant couper court à ces ronchonnades, temporise : « C’est pas grave, vous les aurez pour l’année prochaine ! »
Maria2, présente dans la salle avec son fils, se souvient du discours du principal. « Il nous disait, en gros, que nos enfants avaient été choisis, que c’était une chance pour eux d’être dans un établissement préfigurateur. » Le discours élitiste n’a pas convaincu Maria qui a senti que son fils devenait le cobaye du dernier projet ministériel. Jean-Pierre Crochet, appuyé par quelques enseignants, avait lancé dès 2012, une réflexion sur la place des outils numériques au sein du collège, anticipant le « Plan pour une école numérique » concocté par Vincent Peillon, alors ministre de l’Éducation. Désigné par le ministère, comme vingt-deux autres établissements métropolitains, le collège bénéficie depuis 2013 du soutien financier de l’État, de l’académie de Toulouse et du conseil général du Tarn, qui fournit le matériel.
Tabula rasa
Les élèves utilisent leurs tablettes dans tous les cours, mais Jean-Pierre Crochet se veut rassurant : « On n’a pas voulu faire disparaître l’écrit, les élèves en ont besoin. La tablette fait juste partie de leur trousse. » Les élèves et les professeurs déposent les leçons et les exercices dans un classeur virtuel commun conçu par Microsoft, qui s’appelle OneNote. La tablette se synchronise à ce classeur chaque fois qu’elle se connecte à Internet. Les enseignants peuvent donc suivre en direct, via leur propre ordinateur, le travail des élèves lorsqu’ils sont connectés. Plus question de relever les cahiers pour savoir si le travail a été fait : désormais, grâce à OneNote, « on peut même voir l’élève en train de faire son exercice. Du coup, sur mon canapé, je peux corriger en direct la faute d’orthographe qu’il vient de faire », se félicite David Arderiu, professeur de technologie. Cette intrusion laisse perplexe, d’autant que corriger une faute d’orthographe depuis son sofa n’a jamais été d’une grande efficacité pédagogique.
Deuxième volet de la grande préfiguration : les manuels numériques. Fini les vieux bouquins raturés, cornés, jaunis et rapiécés à la bande adhésive. Les manuels de français ou de mathématiques sont accessibles en ligne, par le biais de l’espace numérique de travail (ENT, voir ci-contre), pour une grande partie des élèves du collège. Les « devoirs maison » sont désormais subordonnés à l’utilisation d’un ordinateur, et exigent une connexion Internet pour accéder aux exercices dématérialisés. De quoi satisfaire les marchands d’ordinateurs et les firmes de l’informatique, qui pourront équiper chaque membre de la famille. À moins que les élèves ne se contentent du smartphone des parents pour recopier l’exercice de maths…
Le clou du spectacle se trouve dans une salle high-tech à la sauce Ikea : la salle immersive. Équipée d’un canapé, de poufs et de tablettes, elle est destinée à tous les élèves du collège. Une salle d’un genre nouveau, « où la position de l’enseignant n’est plus derrière un bureau mais avec les élèves, pour qu’ils soient dans un environnement proche de chez eux », insiste David Arderiu. Pour le principal, cette salle est un « point d’accroche où la culture du numérique irrigue l’établissement ».
Chez les profs, le constat est mitigé, même si la tablette, en tant qu’outil, les a convaincus. Malgré les heures de boulot supplémentaires, Fabienne retient surtout l’expérience : « J’ai été volontaire, j’avais envie de choses nouvelles. Et c’est génial. Le collectif enseignant a changé, il y a une émulation pédagogique ; avec les élèves, le fait qu’on soit dans la galère ensemble, ça nous rapproche. Et puis ça a été un élément déclencheur pour changer ma façon d’enseigner. Avec ou sans tablettes, je continuerais dans cette remise en question, même si ce serait dommage de les abandonner. » Une seule ombre au tableau : la technique. Les problèmes de panne de tablettes ou de connexion à Internet se multiplient, et la généralisation aux classes de 5e, cette année, ne va faire qu’aggraver le phénomène.
Société numérique et tour de passe-passe pédagogique
Face à cet attirail technologique, les « classes tablettes » obtiennent-elle de meilleurs résultats, comme l’affirme le ministère de l’Éducation nationale ? « Je ne pourrais pas vous dire si les élèves qui ont utilisé la tablette cette année, auront des meilleurs résultats dans deux ans », avoue Jean-Pierre Crochet. Ses hésitations confirment les enquêtes internationales PISA (voir encadré), qui montrent que l’utilisation de la technologie numérique n’améliore pas les apprentissages. Fabienne est catégorique : « Les élèves qui sont réellement en difficulté, ça leur rajoute une difficulté de plus. » Mais alors pourquoi injecter autant de moyens pour des résultats aussi médiocres ?
La réponse est à chercher dans la philosophie de ce plan numérique. Pour Najat Vallaud-Belkacem, l’idée est de donner aux élèves les moyens « d’évoluer dans la société de demain » : la société numérique ; cette nouvelle société, vendue comme collaborative, et où tous les individus pourront trouver leur place, dans le grand réseau mondial. Enfin, surtout ceux qui détiennent les moyens de production… L’école numérique ne fera que reproduire les schémas déjà anciens de l’école classique : confirmer les inégalités sociales et former un bon salarié, à défaut d’un esprit libre. Comme nous l’affirme le principal du collège, l’utilisation des tablettes permet un « travail collaboratif, qui est aussi le mode de travail de demain, dans l’entreprise ; c’est une culture dont l’élève doit s’emparer ». La messe est dite.
Le numérique permettrait, selon ses partisans, une révolution pédagogique : meilleure collaboration entre collégien et enseignant, changement de posture du prof, autonomie de l’élève. Rien de nouveau sous le soleil, puisque ces propositions sont déjà portées par des pédagogies coopératives, de type Freinet, mais rarement utilisées en raison d’un manque de volonté, de moyens et de classes trop chargées pour pouvoir les appliquer convenablement. Or, ce plan numérique pousse à réduire ces pédagogies émancipatrices, à l’utilisation d’un outil. Pourtant, ce n’est pas l’outil qui définit une pédagogie, mais bien l’inverse. Isabelle, professeure au collège, et qui voit un réel intérêt à la tablette, en a bien conscience : « Le tout-numérique, c’est là où on se trompe. C’est un moyen, pas une fin en soi. »
La question de l’autonomie de l’élève par le truchement d’une machine se pose. Aux États-Unis, nombre de patrons et de cadres, du secteur du numérique et de l’informatique, l’ont d’ailleurs bien compris, préférant mettre leurs gamins dans des écoles sans écrans.
Certains parents d’élèves du collège Jean-Jaurès sont inquiets de cette dérive. Maria se rappelle qu’au début de l’année les devoirs journaliers pouvaient aller jusqu’à deux heures de travail : « Les professeurs qui ont été valorisés pour se lancer dans l’aventure se sentaient obligés d’utiliser au maximum les possibilités de la tablette. Tout le monde a voulu utiliser son joujou. Ils se sont fait dépasser. » Après quelques couacs – devoirs ratés et tableaux de conjugaison bourrés de fautes, les enseignants semblent être rentrés dans le rang. Pour Maria, la technologie est « utilisée comme un moyen de formater les enfants et de créer les mêmes stress que pour nous, adultes : est-ce que j’ai des messages, est-ce qu’on ne m’a pas rajouté des devoirs ? »
L’exposition des adolescents aux écrans et aux ondes wifi, est aussi un motif d’inquiétude. « Au conseil d’administration, c’est remonté. Ils ont demandé qu’un principe de précaution soit appliqué et qu’un bilan de santé soit fait. Mais tu passes pour un ovni, on te ringardise », souligne Maria, un peu désabusée par l’attitude de la direction, qui se justifie en arguant que les tablettes s’éteignent à 21 heures. Mais la patate chaude de l’addiction aux écrans est toujours renvoyée à la responsabilité des parents. Thierry Carcenac écrira même dans un courrier, en réponse aux inquiétudes des parents d’élèves membres du conseil d’administration du collège : « Il revient également aux parents d’éduquer leurs enfants à un usage raisonné des écrans […] et de les sensibiliser aux risques liés à leur utilisation, quand elle est excessive. »
Le numérique grignote petit à petit tous les espaces de l’école. Il ne souffre aucun débat, est imposé aux élèves, aux enseignants et aux parents comme un outil inéluctable pour faire rentrer l’école dans la modernité. Au risque, comme en Finlande, de voir l’écriture cursive abandonnée au profit du clavier dès le CP. Malgré les pressions, certains enseignants résistent à cette intrusion de la machine numérique entre eux et leurs élèves. Mais pour combien de temps ? L’école n’étant que le révélateur de la société, il sera difficile de vouloir infléchir cette marche en avant sans changer le système qui l’entoure.