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Enrobés de force

Valéry

Photo de Chachayver
Photo de Chachayver

La lutte contre l’industrie routière fait trop souvent l’économie d’une critique frontale de la route elle-même. Et pour cause, il est malaisé de la penser. Sa permanence sous nos pneus, son omniprésence dans une mobilité devenue obligatoire, au fond l’extrême dépendance où nous nous trouvons à son égard, contribuent à façonner son mythe d’« instrument de liberté ». Or, comme le travail ou l’argent, la route ne libère que parce qu’il est impossible de s’y dérober. Cette raison, seule, finit par faire penser qu’elle émancipe : c’est une voie à sens unique, un passage obligé vers l’espace, vers le temps et ses activités. C’est parce que la route nous force la main que nous finissons par la lui serrer. Ainsi passe-t-elle sous le radar des consciences, enrôlées de force.

Bien sûr, il est plus qu’important d’identifier et dénoncer les pollutions de la route, la mise en péril des écosystèmes, des terres arables, des espèces protégées, de la beauté du monde, de la santé des êtres. Mais cette critique nécessaire n’est pas suffisante. Car, dans le fond, il s’agit de savoir ce que l’asphalte et les voitures nous font profondément, et si nous en voulons. Et pour cause, on ne peut « adhérer » à l’automobile et à la route comme infrastructure de communication, sans de fait devoir accepter ses pollutions. Primo, la route ne sera jamais verte, tout comme la plus verte des bagnoles ne sera jamais autre chose qu’un engin qui turbine à l’atome et aux métaux rares. Les « nouvelles mobilités » à venir ne seront que la mise à jour du délire. Secundo, quand même la route deviendrait une sainte du Giec, elle n’arrêterait pas pour autant de poser problème. Car avant toute considération de l’« écologie verte », la route est un dispositif social, une infrastructure qui charrie nos vies sur le tapis noir d’une promesse, d’un motif, d’une séduction originelle : la vitesse.

Celui qui ne veut pas contester la vitesse peut laisser fumer les usines.

Son temps à le gagner

La vitesse est le paradoxe le plus structurant du quotidien : plus les individus ont à leur disposition des moyens d’aller vite – machines, voitures, technologies de communication – et plus ils ont le sentiment de manquer de temps – et plus ils en manquent réellement. Il n’est pas une innovation technologique qui ne soit accompagnée d’un discours sur le gain de temps : voitures, drive, zoom, paiement sans contact, QR code, reconnaissance vocale, péage en flux libre, etc., chaque offrande de la technique à nos quotidiens est une promesse de moins se casser le cul. Mais, dans les faits, le soufflé de la séduction retombé, c’est exactement le phénomène inverse qui prend corps. Ce paradoxe, pour ne pas dire ce mensonge, dont chacun peut se faire le témoin, dit quelque chose de plus profond que tous les records de vitesse. Un proverbe français dit : « plus ça change, plus c’est la même chose. » Alors, aussi : « plus on va vite, plus on perd du temps. »

Voilà pourtant une évidence peu considérée : lorsque l’on va plus vite, la seule façon de gagner du temps, c’est de ne pas aller plus loin. De même, au travail, lorsque le rendement augmente, la seule façon de se reposer, c’est de ne pas produire plus. Cette loi mécanique, que justement il faudrait prendre le temps de méditer, est le cœur de notre paradoxe. La philosophie du progrès est ainsi taillée qu’au contraire, toute augmentation du rendement se traduit par une augmentation de la production, plutôt que par une diminution du travail. C’est ainsi que, à long terme, l’invention de la voiture ne diminue pas le temps individuel accordé au transport, mais plutôt multiplie et prolonge les trajets. Dans les années 60, la distance moyenne domicile-travail était de 3 kilomètres ; elle est désormais de 13,3 kilomètres1.

Plus important encore : pour estimer l’efficacité de nos déplacements, il faudrait ne pas considérer la vitesse de pointe autorisée (p. ex., 90 km/h), mais plutôt le rapport général entre la distance parcourue et le temps total dépensé à rendre le transport possible. Il faut d’abord tenir compte des ralentissements, de la congestion du trafic, du temps nécessaire à trouver une place de parking, etc. Le ministère du Travail estime qu’en moyenne, 50 minutes sont nécessaires pour réaliser un aller-retour domicile-travail (avec bien sûr de fortes disparités), pour couvrir un peu plus de 25 kilomètres (aller-retour), soit une vitesse générale de 30 km/h.

Mais, comme l’ont montré dans les années 70, des auteurs précurseurs tels qu’Ivan Illich (lire l’encart ci-dessous), le calcul de la vitesse généralisée doit inclure le temps réel investi dans le déplacement : le coût individuel de la mobilité (achat, entretien du véhicule, assurances, carburant, péages, parkings, etc.) et le temps de travail nécessaire pour y subvenir. Par souci de compréhension, nous présentons ici la chose de façon très simplifiée. L’Automobile Club, référence en la matière, estime que le coût annuel d’une voiture est de 5 000 € minimum ; rapporté au revenu moyen constaté en France (22 000 € en 2019), cela représente 22,7 % du revenu, qui est ainsi investi dans les déplacements. Dans cet exemple, 22,7 % du temps passé au travail devrait donc être comptabilisé comme un temps de circulation. Pour une journée de 8 heures, il faudrait donc ajouter 1 h 50 au temps de trajet (de 50 minutes), soit un total de 2 h 40. Ainsi pensée, la vitesse généralisée moyenne de la voiture est environ de 9,3 km/h, soit nettement moins que la vitesse de croisière d’une bicyclette (environ 15 km/h en ville, et 5 km/h pour un marcheur). Cela ne change rien que l’on ramène l’analyse à un, deux, ou trois véhicules : chacun intégrant son propre coût, et sa propre distance. À cela bien sûr, il faudrait ajouter un ensemble de temps « résiduels » incommensurables, tels que le temps passé, non seulement à entretenir le véhicule, mais encore, devant la télévision, à regarder des publicités pour des voitures, et ainsi de suite.

Bien sûr, avec des arguments si peu fantasques, on ne s’arrachera pas facilement de l’esprit l’impressionnisme de la vitesse, la route 66, les cheveux dans le vent, I’m on the highway to hell sur le viaduc de Millau. La volonté individuelle n’y peut pas grand-chose : la vitesse est une structure de notre époque, cela signifie qu’elle est à la fois un problème, et sa propre solution. Son caractère obligatoire rendra difficile, pour longtemps, sa remise en cause profonde. Mais la route et la voiture ne nous font pas gagner du temps, elles désorganisent notre rapport au territoire et à nos activités, autant que les téléphones perturbent le fondement et la temporalité de nos relations sociales, autant que la télévision perturbe notre information, autant que le mail perturbe les organisations collectives…

Vite, loin, beaucoup, mal

La vitesse n’est pas du tout spécifique au phénomène routier, mais concerne au contraire tous les domaines de la vie. Si bien que la voiture et la route sont à considérer comme faisant partie d’un tout qui les englobe : un véritable écosystème de la vitesse.

Au cœur de cet écosystème – faut-il le rappeler ? – on trouve le travail, archétype de la chasse au temps perdu et à la productivité. En lui, d’une façon qui devait se généraliser à toute la vie, l’augmentation des rendements ne se traduisit pas par l’augmentation proportionnelle du temps libre : le travail, simplement, changea de nature ; la cadence devint celle de la machine, et les ouvriers, ouvrières, furent simplement mis au service d’une productivité exponentielle. Le gain de temps fut littéralement accaparé par le patronat qui organisa l’exploitation optimale du complexe Homme-machine. Cette erreur de l’Histoire est toujours d’actualité.

À cet égard, la route se présente comme un formidable outil de flexibilisation. Car, en « diminuant les distances », elle rapproche chaque point de la carte d’un nombre plus important d’autres points, et offre ainsi à l’employeur un bassin d’emploi plus étendu, une zone de chalandise plus vaste, qui sera en conséquence travaillée par une concurrence plus forte entre les travailleurs. Avec la route, l’exploiteur n’est plus tenu de composer avec les voisins que l’Histoire et la géographie lui donnent : l’élargissement de son pouvoir de recrutement aggrave un rapport de force qui lui est déjà favorable. Lorsque l’on parle d’interchangeabilité dans le travail, on devrait toujours rappeler que rien n’est plus interchangeable que deux conducteurs : auto-mobilisés.

Alors, on dira à raison que les travailleurs n’ont pas attendu les moyens modernes pour se « mobiliser », et que, au moins depuis l’ère industrielle, il leur a toujours fallu aller chercher le travail où il se trouvait, et composer les grandes cités ouvrières que nous connaissons. C’est sans doute vrai. Mais je dis simplement que la route a huilé cet exode, ce grand exploit de l’exploitation. Qu’avec elle, jamais il ne fut aussi facile pour les serfs d’aller se trouver des seigneurs. Le salariat est une forme de servitude cramponnée à son volant. Ce caractère centralisateur est un trait général de la route. La route, en autorisant l’éloignement, favorise les « économies d’échelle ». Seule la route rend « tolérable », si on peut dire, qu’une bourgade se sépare de son centre de soins ; qu’on ne trouve plus d’école dans certains villages ; et ainsi de suite. La route et les déserts médicaux sont une seule et même chose. La téléconsultation (et plus généralement le télétravail) est le signe le plus éminent que l’on a franchi le cap de tout sacrifier sur l’autel de la vitesse.

Nos vies sont pressées de toute part, dans un mouvement sans limite. Lorsque l’on dit que la communication est au cœur de la vie moderne, il faut prendre cette expression dans un sens général. Est communiqué tout ce qui est transmis d’un point A à un point B : nouvelles, affects, corps. La route communique nos corps, comme le téléphone – quoiqu’à une vitesse supérieure – communique nos voix. Historiquement, la route reste le premier moyen moderne de communication : celui par lequel courent les Hommes, les marchandises et les nouvelles écrites. La communication, même si le numérique tend à nous le faire oublier, est le mouvement des choses : pas moins que les corps, les mails sont bien « acheminés » d’un point à l’autre. La notion de « vitesse » traduit l’idée que les techniques de communication permettent la mise en mouvement rapide et incessante de toute chose. Lorsque la réforme des retraites a suscité des « mouvements de blocage », les commentateurs, pas peu fiers, ont appuyé l’idée que le télétravail, en quelque sorte, « bloquait le blocage » – que, grâce à lui, l’activité ne pouvait être réellement empêchée. À tort ou à raison, ce qu’ils signifiaient alors, c’est que, malgré l’arrêt de certains flux – la communication routière, la communication énergétique – d’autres flux continuaient de permettre aux êtres de se « mettre en mouvement ». La société technicienne est une société de l’injonction au mouvement : où il est de plus en plus difficile de s’« arrêter ». Faire silence, s’abstenir, prendre retraite, chômer, rester, demeurer.

Secoués, bougés, déplacés, interrompus, sollicités, notifiés, mobilisés, les individus vivent une vie essentiellement mouvementée, dont chaque activité – alimentaire, sociale, récréative, informationnelle, laborieuse, etc. – occupe sa place absurde au sein d’un espace explosé par les infrastructures de la vitesse. La mise à disposition et le recours, de plus en plus inévitable, à tous les outils de communication (route comprise), font du quotidien une carrière à ciel ouvert, où le temps est la denrée rare en cours d’exploitation. Comme au travail, le domicile est ouvert de force aux quatre vents de la mobilité, et de la disponibilité, son pendant mental.

La route est le domaine le plus matériel d’un écosystème vicieux : où plus de vitesse, en restructurant les possibles, n’engendre que plus de distance, et mène vers une plus grande perte de temps, à laquelle remédieront, en retour, d’autres dispositifs de vitesse, générant à leur tour de nouveaux possibles qui seront exploités au maximum, et ce, à n’en pas finir. Si vous avez le sentiment, dans votre vie, de manquer de temps, c’est simplement parce que ça va trop vite. « Ça » : c’est-à-dire les machines, et les choses branchées dessus qu’on appelle des corps, et les choses branchées sur les corps qu’on appelle des psychés. Le stress, la dépression nerveuse, l’épuisement professionnel, et tout ce qui s’ensuit, sont autant de maladies mentales de la vitesse – que le secteur pharmaceutique, d’ailleurs, sera chargé d’endiguer, à son tour efficacement, sans friction, de façon médicamenteuse, c’est-à-dire là encore : rapidement, sinon instantanément.

Au carrefour de ces vitesses, notre temps s’amenuise comme peau de chagrin : la disponibilité des flux engendre un remplissage sans borne du quotidien, et charrie cette impression diffuse de manquer de temps en permanence. Nos psychés n’en sont pas indemnes, nos sociétés non plus. La route a beau être sous nos pieds, elle peuple solidement nos corps, nous prend fermement la tête.

En disant tout cela, je m’attends franchement à passer pour le doux rêveur passéiste. Pourtant, je défie quiconque de répondre à une question essentielle, qui pourtant n’a jamais reçu de réponse sérieuse : dans le fond, à quelle vitesse est-il juste de vivre ? À cette question, je ne connais, pour le moment, que deux réponses. Celle du progrès : « aussi vite que possible », et celle de l’École : « vous avez deux heures ».

Valéry

1. Enquête « Mobilité des personnes », réalisée en 2019 et publiée en 2021 par le ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires.

Ivan Illich, extrait de Énergie et équité (1975)

Le roulement à billes a été inventé il y a un siècle. Grâce à lui le coefficient de frottement est devenu mille fois plus faible. En ajustant convenablement un roulement à billes entre deux meules néolithiques, un Indien peut moudre à présent autant de grain en une journée que ses ancêtres en une semaine. Le roulement à billes a aussi rendu possible l’invention de la bicyclette, c’est-à-dire l’utilisation de la roue, – la dernière, sans doute, des grandes inventions néolithiques –, au service de la mobilité obtenue par la force musculaire humaine.

Le roulement à billes est ici le symbole d’une rupture définitive avec la tradition et des directions opposées que peut prendre le développement. L’homme peut se déplacer sans l’aide d’aucun outil. Pour transporter chaque gramme de son corps sur un kilomètre en dix minutes, il dépense 0,75 calorie. Il forme une machine thermodynamique plus rentable que n’importe quel véhicule à moteur et plus efficace que la plupart des animaux. Proportionnellement à son poids, quand il se déplace, il produit plus de travail que le rat ou le bœuf, et moins que le cheval ou l’esturgeon. Avec ce rendement, il a peuplé la terre et fait son histoire. À ce même niveau, les sociétés agraires consacrent moins de 5 % et les nomades moins de 8 % de leur budget-temps à circuler hors des habitations ou des campements.

À bicyclette, l’homme va de trois à quatre fois plus vite qu’à pied, tout en dépensant cinq fois moins d’énergie. En terrain plat, il lui suffit alors de dépenser 0,15 calorie pour transporter un gramme de son corps sur un kilomètre. La bicyclette est un outil parfait qui permet à l’homme d’utiliser au mieux son énergie métabolique pour se mouvoir : ainsi outillé, l’homme dépasse le rendement de toutes les machines et celui de tous les animaux. Si l’on ajoute à l’invention du roulement à billes celles de la roue à rayons et du pneu, cette conjonction a pour l’histoire du transport plus d’importance que tous les autres événements. […]

Le vélo élève la mobilité autogène de l’homme jusqu’à un nouveau degré, au-delà duquel il n’y a plus en théorie de progrès possible. […] Un vélo n’est pas seulement un outil thermodynamique efficace, il ne coûte pas cher. Malgré son très bas salaire, un Chinois consacre moins d’heures de travail à l’achat d’une bicyclette qui durera longtemps qu’un Américain à l’achat d’une voiture bientôt hors d’usage. Les aménagements publics nécessaires pour les bicyclettes sont comparativement moins chers que la réalisation d’une infrastructure adaptée à des véhicules rapides. Pour les vélos, il ne faut de routes goudronnées que dans les zones de circulation dense, et les gens qui vivent loin d’une telle route ne sont pas isolés, comme ils le seraient s’ils dépendaient de trains ou de voitures. La bicyclette élargit le rayon d’action personnel sans interdire de passer où l’on ne peut rouler : il suffit alors de pousser son vélo.

Le vélo nécessite une moindre place. Là où se gare une seule voiture, on peut ranger dix-huit vélos, et l’espace qu’il faut pour faire passer une voiture livre le passage à trente vélos. Pour faire franchir un pont à 40 000 personnes en une heure, il faut deux voies d’une certaine largeur si l’on utilise des trains, quatre si l’on utilise des autobus, douze pour des voitures, et une seule si tous traversent à bicyclette. Le vélo est le seul véhicule qui conduise l’homme de porte à porte, à n’importe quelle heure, et par l’itinéraire de son choix. Le cycliste peut atteindre de nouveaux endroits sans que son vélo désorganise un espace qui pourrait mieux servir à la vie.

La bicyclette permet de se déplacer plus vite, sans pour autant consommer des quantités élevées d’un espace, d’un temps ou d’une énergie devenus également rares. Chaque kilomètre de trajet est parcouru plus rapidement, et la distance totale franchie annuellement est aussi plus élevée. Avec un vélo, l’homme peut partager les bienfaits d’une conquête technique, sans prétendre régenter les horaires, l’espace, ou l’énergie d’autrui. Un cycliste est maître de sa propre mobilité sans empiéter sur celle des autres. Ce nouvel outil ne crée que des besoins qu’il peut satisfaire, au lieu que chaque accroissement de l’accélération produit par des véhicules à moteur crée de nouvelles exigences de temps et d’espace.

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