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Faire la grève sans faire grève

Jikabo

Dessin de TGB
Dessin de TGB

Selon les sondages d’opinion réalisés depuis l’adoption du projet de réforme des retraites par le recours au 49.3 et le rejet de la motion de censure, 68 % des Français s’y disent toujours opposés, et 58 % soutiennent la grève et les blocages, auxquels il convient de surcroît d’ajouter Juliette Binoche. Quand on mesure l’impact de cette lutte sur leur vie quotidienne, ces données sont hautement significatives. En outre, nombreux sont ceux et celles qui se serrent davantage une ceinture déjà bien étrangleuse, en faisant grève, parfois sine die.

Pour autant, il y a chez beaucoup de ces contestataires plein de raisons de ne pas faire grève, de ne pas pouvoir, de ne pas vouloir. À commencer, évidemment, par les personnes qui profitent déjà de la retraite du juste, mais n’en sont pas moins solidaires. Pour d’autres, les motifs financiers s’imposent avec une évidence dramatique, surtout par les temps qui courent (à la catastrophe). Indépendamment du niveau de revenus, nombre de situations professionnelles sont marquées par la précarité statutaire, la fragilité face à sa hiérarchie, l’isolement au sein d’une structure dénuée de culture de grève ou n’en ayant connu aucun précédent (et assurément, la situation que nous vivons est sans précédent). Certains fonctionnaires peuvent répugner à offrir leur journée de salaire à l’État, parfois sans incidence concrète sur le fonctionnement de sa machine, juste pour grossir des statistiques sur lesquelles cet État s’assoie : en quelque sorte, ça fait cher le bulletin de vote. Les travailleurs indépendants de tout poil peuvent légitimement penser que leur grève sera totalement invisible et contre-productive, et n’emmerdera qu’eux, entre aggravation de la fragilité économique et report d’une charge de travail inchangée. L’emploi associatif peut lui aussi induire la crainte de détruire son emploi, de compromettre la viabilité d’une structure dont on peut se sentir solidaire, voire l’abandon contre-productif de missions sociales qu’on est attaché à assurer contre vents et marées. C’est vrai de beaucoup de métiers dits « vocationnels », et particulièrement dans le secteur culturel et artistique.

Qu’à cela ne tienne, il existe une façon de soutenir la grève des autres sans faire grève soi-même, quand les autres ont une capacité de nuisance supérieure envers l’ordre établi, et du reste sont parfois moins bien payés, et mènent donc une grève proportionnellement plus coûteuse. Quand on est administratrice d’une compagnie de marionnettes ou médecin de campagne, autant faire en sorte que les éboueurs, les raffineurs et consorts, dont la grève est infiniment plus palpable, tiennent bon, et durent dans le temps. Vu le mépris affiché par les suppôts de la réforme après le refus explicite et majoritaire qu’elle a d’ores et déjà provoqué, force est de constater que désormais, seul le temps œuvrera pour nous : bloquer durablement les flux, coincer la machine sociale et consumériste, épuiser les forces de l’ordre sur-sollicitées par une contestation en forme de traînée de poudre.

La caisse de grève

Cette façon de faire grève par procuration, c’est la caisse de grève. En premier chef, les tirelires solidaires locales que vous pourrez rencontrer dans la rue lors de vos manifestations respectives. Mais il convient aussi de présenter la plus importante d’entre elles, la Caisse de solidarité. C’est une association loi 1901, née en mai 2016 de l’opposition à la loi Travail, et animée par la CGT Info-com et Sud Poste Hauts-de-Seine. Son objet est de venir en aide aux participants à une grève reconductible, quel que soit leur secteur, syndiqués (quel que soit le syndicat) comme non-syndiqués, soit dans une entreprise locale, soit contre un accord national interprofessionnel, soit contre une loi touchant tous les salariés, ainsi qu’aux victimes de discrimination syndicale ou aux militants poursuivis.

Concrètement, il faut avoir cumulé un minimum de deux jours de grève consécutifs (les grèves en pointillés ne comptent pas). Dans les entreprises ou établissements où il y a au moins un syndicat participant à la lutte, ce dernier doit signer la charte, respecter les engagements pris, assurer une totale transparence de la répartition des dons, et remplir les informations nécessaires afin de permettre aux gestionnaires de la caisse d’évaluer le montant de l’aide. Quand plusieurs syndicats de l’établissement sont mobilisés, il convient de déposer un dossier unitaire. Tous les dossiers sont traités par ordre d’arrivée : ainsi, pas de copinage ni de sélection arbitraire. Dans les établissements où il n’y a pas de syndicat, le ou la salariée peut faire une demande individuelle. Pour cela, il faut remplir la Charte et justifier de plusieurs jours de grève consécutifs en envoyant ses bulletins de salaire concernés.

La caisse verse les sommes sous quarante-huit heures après validation de la demande. Transparente, elle publie sur son site Internet la traçabilité des dons et des versements, et associe les donateurs aux règles de fonctionnement et aux critères de distribution. Sa charte d’utilisation des dons permet que 99,5 % des sommes aillent directement aux grévistes, et pas à autre chose, le 0,5 % restant correspondant aux commissions des plateformes de paiement en ligne. La gestion, la communication, les déplacements sont assurés bénévolement. Ses comptes sont certifiés tous les ans par un commissaire aux comptes.

À l’heure où j’écris ces lignes, elle a reçu près de 8 millions d’euros depuis 2016 (dont 4 rien que depuis l’actuelle réforme, en 2023). Ils sont issus de près de 82 000 donateurs, presque exclusivement des particuliers, à raison de 40 dons quotidiens, d’un montant moyen de 80 €, soit environ 3 164 € collectés par jour, sur sept ans ! Plus de 7,2 millions ont d’ores et déjà été reversés à 65 000 grévistes depuis sa création. Elle dispose à ce jour d’une réserve de près de 640 000 €. Chiffres qui valent bien des sondages… De quoi durablement tendre le nerf de la guerre sociale, amonceler les poubelles, fatiguer les flics et dépasser les bornes.

Jikabo

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